mercredi 25 avril 2012

Les mooks



C’est une histoire dont l’enjeu est le temps.

En France, le nouveau phénomène journalistique s’appelle mooks, contraction des mots ‘magazine’ et ‘books’. Un mooks se situe quelque part entre la lecture à consommation rapide et celle à déguster lentement. Le fondateur de la lignée des mooks s’appelle XXI, un généreux pavé trimestriel de 200 pages, écrit par des journalistes, photo-reporters, auteurs et bédéistes. Une maquette à l’italienne, notre format télé 16/9, des articles inédits, un graphisme dynamique et aucune pub. Au sujet de lui-même, XXI écrit qu’il ose l’inverse de pratiquement tout ce qui se fait dans la presse aujourd’hui.

XXI a été co-fondé à l’hiver 2008 par le grand reporter Patrick de Saint-Exupéry, prix Albert Londres. Il n’y a pas de hasard, Albert Londres est le modèle français du grand reporter. Dans les années 20 et 30, il partait durant six mois s’imbiber de son sujet, qu’il racontait ensuite en 30 pages de journal, à raison d’un page par jour. Dans un livre, un reportage d’Albert Londres s’étale facilement sur 115 pages. Il faut lire Le juif errant est arrivé, un reportage sur la vie des communautés juives d’Europe de l’Est d’avant 1939. Le texte de Londres en vient à sentir les égoûts et la misère. Or, faire émaner des odeurs d’un texte demande un certain temps à l’écriture.
 
Cent-quinze pages de livre, c’est la longueur d’un documentaire à la télé. À l’instar du grand reportage, le documentaire raconte une histoire que l’auteur a mis du temps à comprendre, à mettre en contexte et à raconter, ce que les médias ne font plus. À la fin du documentaire, nous comprenons d’où viennent les rides.

De nos jours, le reportage télé, l’article de journal et les médias sociaux ne peuvent plus se payer le luxe de faire cela. Et surprise, XXI a déclaré des bénéfices dès le premier numéro.

Aussi curieux que cela puisse paraître, il n’est pas donné à tous d’apprécier la notion de temps en 2012. Les jeunes d’aujourd’hui naissent le visage dans un écran. Depuis tout jeunes, ils sont systématiquement interpellés par le numérique. Ils ne savent pas ce que veulent dire trois mois de vacances, sans média, à ne pas savoir que faire du temps. Ils doivent réapprendre le temps, la denrée rare du XXIè siècle.

Un jour, dans un cours universitaire, un prof a demandé à la classe de ma fille d’éviter tout contact avec un média durant une semaine. Pas de cell ni d’internet, de SMS, d’ordi, de télé ou de radio. Une semaine. Elle l’a fait, pour réaliser la place omniprésente qu’occupent les médias dans sa vie et la place relative qu’ils pourraient occuper. En réalité, son prof lui a offert une semaine de temps, cadeau rare de nos jours.

Les raisons du succès des mooks sont multiples. Un marketing à contre-courant de l’information instantanée ambiante, de longs textes opposés aux 140 caractères Twitter, le papier contre le numérique, l’indépendance éditoriale sans pub VS la dépendance avec la pub. XXI et les mooks, c’est aussi et surtout, une victoire du documentaire et le retour du grand reportage. C’est le temps qui reprend sa place devant l’instant.

En France, le père des mooks n’est plus seul : Usbek et Rica, Schnock, Charles, Ravages, Feuilleton, le Tigre, l’Impossible, le Majeur, Clés, Badabing, We demain, Zmâla, Di6dent, le Believer, Muze, Crimes et châtiments, 6 mois, France Culture papiers ou Alibi, jouent du coude sur les tablettes. Trouverons-nous le temps de lire tout ça?


XXI en ligne : http://www.revue21.fr/ ;
Aussi, les mooks selon le quotidien Marianne : http://www.marianne2.fr/Les-mooks-jouent-les-meneuses-de-revue_a217037.html .

vendredi 6 avril 2012

Les voleurs d'imaginaire


Dans les années 80, je me suis promené sans radio dans la voiture. J’avais acheté une Volkswagen Rabbitt 1981 pas de radio. Comme j’en possédais déjà une, je l’ai rangée dans le coffre, en attendant la faire installer. De fil en aiguille, la radio est restée dans le coffre. Quand j’ai changé de voiture quatre ans plus tard, la radio est allée rejoindre le coffre de la Peugeot 504. Cela a duré 10 ans. Pas de radio dans l’auto. Toute la période du disco. Je n’ai pas manqué grand chose, trois tounes max. Dans mon esprit, les trois plus belles tounes de disco ont été écrites par des rockers: Staying Alive, des Bee Gees, Miss you, des Rolling Stones et Da ya think I’m sexy?, de Rod Stewart. À part ça, le désert.

On fait quoi, 10 ans, pas de radio dans l’auto? On imagine. Je pensais à toutes sortes de choses en regardant la route, les panneaux, les vaches, les lignes blanches, l’esprit libre. Du vagabondage. On pense à nos affaires ou à rien. Dans tous les cas, cela devient assez agréable. L’habitude du silence, qui n’en est pas vraiment un, vient rapidement.

Dix ans en auto, c'est 400 000 kilomètres, environ 10 fois le tour de la Terre. Le temps d’imaginer en roulant des caravanes de chameaux dans le désert, d’écouter le vent des pôles, le hurlement des loups, les bonhomme sept heures de mon enfance, la prière du matin au royaume d’Allah et le son des bidonvilles. Avec la radio, j'aurais raté tout ça.

Je repensais à cette période il y a deux semaines. Je quitte l’Université de Montréal, sur Côte-des-Neiges, pour rentrer à Ville St-Laurent. Un flash, je rentre à pied. Une heure et demie sans radio ni écouteurs. En chemin, je me joue la très belle pièce Pauvre Rutebeuf, écrite au Moyen-Âge. Pas d’iPod, pas d’écouteurs, tout dans ma tête.

Que sont mes amis devenus?
que j’avais de si près tenus
et tant aimés?

Chanté par Nana Mouskouri, c’est plutôt céleste. Ce n’est pas tant pour Nana que pour la partition de guitare de Georges Petsilas, son mari (http://www.youtube.com/watch?v=_ztc55sZs3o ). Aussi simple que magnifique. Dans ma version Côte-des-Neiges, c’est moi qui joue et Nana ne chante pas. C’est la beauté de la chose pas de radio, je suis mon DJ, chaque partie a son volume, les versions n’ont pas de fin. Le temps de le dire, je serai chez moi.

Je descends donc la Côte-des-Neiges, direction nord. J’ai le vent dans le dos. On dit du vent qui souffle vers le nord qu’il est du sud. Sur le parterre, au chalet, à La Conception, je voyais bien les nuages noirs arriver parfois par le sud. C’était leur chemin naturel, nous étions au creux de la Vallée de la Rouge, une méchante caisse de résonnance pour le tonnerre. C’est dans cette vallée que j’ai appris à lire la météo. De la rosée dans le gazon signifiait une belle journée demain. De même, le rose dans le ciel en début de soirée. Pas de rosée annonçait de la pluie. On disait de même lorsque les feuilles des arbres qu’elles étaient à l’envers, à cause du vent. Et quelques minutes avant l’orage, le métal devenait légèrement iridescent, encore plus métallique, comme s’il contenait l’électricité de l’éclair. Je ne sais pas pourquoi, l’orage du sud me semblait plus menaçant que celui du nord. Celui-là me semblait naturel. Et me voilà à l’angle de Jean-Talon.

De la Côte Sainte-Catherine à Jean-Talon, il y a un mille. De Jean-Talon à Crémazie, un autre mille ; de Crémazie à Côte-Vertu, de Côte-Vertu à Henri-Bourassa, et de Henri-Bourassa à Gouin aussi. Ce sont les mesures anciennes des terres : un lot, 100 acres, égale un mille de long par 850 pieds de large. Comme j’habite près de Côte-Vertu, ma marche mesure près de trois milles. En chemin, je croise des passants, les écouteurs blancs dans les oreilles, je me dis je suis chanceux, j’écoute la musique de mon goût avec, en fond, les sons de la ville.

L’imagination est un espace qui demande du temps pour se développer. Or, de plus en plus, la technologie envahit cet espace, les lieux autrefois privés. Aujourd’hui, tout le monde peut couper le gazon, passer la souffleuse, jogger, marcher main dans la main, un iPod pour deux, chacun un écouteur dans l’oreille, faire du vélo les écouteurs vissés sur la tête. À quand la musique en nageant des longueurs de piscine? Faut-il avoir hâte?

Bien des parents occupent les enfants devant un écran. Quand ce n’est pas un film de Walt Disney, c’est la télé ou l’ordi. Et maintenant, quand on voyage dans un véhicule sept passagers, on fait le tour de la Gaspésie en écoutant des films à bord. Il faut garder les esprits canalisés vers l’écran. Y a-t-il de quoi de plus beau que de regarder les paysages filer et de ne penser à rien?

Imaginer, c’est voyager seul sans frontières. C’est plutôt inspirant comme exercice. Imaginer, c’est prendre le contrôle de notre vie, du travail, des amours, de l’avenir. C’est un retour aux sources. La technologie freine tout cela en nous distrayant. Elle nous offre une soi-disant présence rassurante, à tel point que, pour beaucoup, couper le volume angoisse. Remarquez un silence en groupe. Il ne se passera pas longtemps avant que quelqu’un signale son inconfort.

Quelle est la grande différence entre l'univers de mon enfance et celui de mes enfants? Mes enfants passent beaucoup plus de temps devant quantité d'écrans remplis d'informations, de jeux, de films, de variétés, etc. Tout ce temps, ma génération l'utilisait essentiellement à l'imagination libre. Nos jeux n'étaient jamais médiatisés, ils ne passaient jamais par une console, une télé ou un ordinateur, ils se vivaient toujours live, entre copains. Exemple pratique: les premiers blocs à assembler Lego permettaient de construire n'importe quelle structure, fut-elle grossière. La limite était celle de l’imagination. Aujourd'hui, un ensemble Lego construit un bateau, une maison ou un cheval, un seul à la fois, pas deux ni trois. L'imagination des enfants a été rayée de la liste des invités. Elle a été remplacée par leur capacité mimétique, tu regardes le plan et tu le reproduis.

Qui gagne à ce que nous perdions une partie de notre temps d’imagination? Les réseaux numériques. Ils sont sociaux, radio, télé, CD, DVD, Wii, www, iTunes, Facebook, Twitter, LinkedIn, Friendfeed, Myspace, Gowalfa, La Coolpool, Flickr, Viadeo, Foursquare, Reddit, Digg, Dailymotion, Weibo, Basecamp, Webwag, la liste est longue. Ce sont eux qui nous tiennent occupés à produire la nouvelle actualité: A aime Tourisme-Québec, B a commenté sa photo, C aime le lien de D, E aime la photo de F et le lien de C. Bien sûr, il y a aussi du bon, mais il y a surtout beaucoup de temps passé sur ces réseaux. Au fil des années, ils ont pris d’assaut nos temps libres pour nous faire écouter, regarder, mimer, chatter, full participer aux jeux. Beaucoup d’agréments et surtout, beaucoup de temps passé devant des écrans. Le temps autrefois libre est maintenant accompagné d’images et de sons.

Ces réseaux, ce sont les voleurs d’imaginaire, aussi appelés ère du divertissement.