lundi 9 juillet 2012

Jouer


Je joue de la guitare depuis 45 ans. Un copain m’a demandé veux-tu acheter une guitare ? 10 piastres. Le soir, mon père acceptait de me donner l’argent. Deux jours plus tard, assis dans la chaise berçante de la cuisine, je contemplais la plus belle guitare au monde, une Kent classique d’une valeur de 45$.

Ce même premier soir, j’ai remarqué que, si je jouais alternativement les cordes 2, 3, 2, 3, 2, 3, j’obtenais le début de la chanson L’eau vive, de Guy Béart, Ma-pe-tite-est-com-me. Mon premier concert s’est arrêté au –me, il a duré six notes. Pour obtenir la note suivante, il aurait fallu appuyer sur la touche 2 de la corde 3, trop compliqué pour une première. Mais le feu était allumé. J’allais apprendre par curiosité et jouer par plaisir, comme aujourd’hui.

La différence entre la curiosité et le plaisir, c’est que la première mène au second. La curiosité, c’est de toucher les cordes pour savoir ce qui va se passer. Le plaisir, c’est d’entendre la musique. Le curieux n’arrête jamais de jouer, il a toujours des cordes devant lui. Les sons irritants qui ont arraché les oreilles à ma famille durant de nombreuses années n’ont été pour moi que de bons moments à passer. D’un son à l’autre, la suite serait toujours un peu plus belle. Ainsi, de cordes en touches à accords, en band, en grattages, en shows au Forum, en écoute de vinyles, en heures de plaisirs, vient un jour où on joue mieux.

Deux ans plus tard, le hasard a mis un technicien de la Place des Arts devant ma guitare. Il l’a accordée. Je venais de découvrir l’équilibre des sons.

Mon père m’a souvent demandé si je voulais suivre des cours. Pas vraiment, je répondais. Une fois, j’ai dit oui. Un prof de l’École de musique du Cegep St-Laurent. Il jouait vite, du jazz. Je n’aimais pas ce qu’il jouait, je le trouvais plate. Surtout lorsqu’il m’a annoncé que je devrais jouer droitier, plutôt que gaucher, et tout réapprendre. Je suis rentré chez moi ébranlé. Sur le chemin, je me suis dit que c’était mon dernier cours avec ce monsieur. Pour la seule fois de ma vie, être gaucher a été un argument identitaire.

Le deuxième prof m’a donné deux cours, avant de se sauver avec le mois que je lui avais payé à l’avance. Il venait de sceller à tout jamais mon désir d’apprendre d’un autre. La curiosité, c’est apprendre des autres, mais par toi-même. J’aurai suivi en tout, trois heures de cours en 45 ans. J’y ai appris beaucoup plus que de la musique. J’ai rencontré deux voleurs : un d’argent, un d’identité.

Les premières années, les joueurs de guitare s’évaluent entre eux par la pièce qu’ils savent jouer. À une époque, jouer Les portes du pénitencier générait un regard d’admiration. Quand George Harrisson a joué Raunchy, de Bill Justis, à John Lennon, il est devenu un Beatles. À une époque, il suffisait de dire qu’Untel joue telle toune, et Untel trouvait instantanément une place dans le palmarès des meilleurs. Comme ce gars qui m’a dit un jour je joue Blackbird. En trois mots, je l’ai vu loin devant moi. Un autre jour, j’ai vu mon copain Richard Nellis jouer I’m going home, de Ten Years After. La version de Woodstock en 1969, Alvin Lee et sa Gibson ES-335 rouge, un moment d’anthologie.

Louis Morin était dans un autre univers. Nous avions 15 ou 16 ans. Louis jouait huit heures par jour sur sa Fender Mustang. Nous allions chez lui, au sous-sol, uniquement pour l’accompagner. Louis jouait des pièces que personne ne connaissait. Il nous faisait halluciner. En même temps, il me faisait filer cheap. Quand je rentrais chez moi, je regardais ma guitare, un vide entre les oreilles.

La pièce qui a décidé de tout, c’est Babe, I’m gonna leave you, de Led Zeppelin. La partie acoustique, cette façon qu’a Jimmy Page de décomposer chaque accord en notes. Je trouvais assez plate de gratter des accords avec un pic. Page me montrait comment raconter un accord de façon plus originale. Tout ce que je joue depuis découle de cette pièce.

Sans prof, sans partition, j’ai passé des heures et des heures devant mon tourne-disque à écouter de minuscules extraits, sans arrêt, pour apprendre chaque note. C’est ainsi que Greg Lake, d’Emerson, Lake & Palmer, et Ian Anderson, de Jethro Tull, sont entrés dans ma vie. Lake, surtout pour The Sage, dans Picture at an Exhibition ; Anderson, énormément pour Thick as a Brick.

On n’a pas assez d’une vie entière pour faire le tour d’un manche de guitare. Si la démocratie existe, elle est là. Chacun devant son manche, à chacun sa chance. J’ai eu beaucoup de guitares, acoustiques, électriques, assez pour me rendre compte un jour que je passerais ma vie sur l’acoustique, la forme unplugged de la guitare, le plus beau des sons.

Pendant très longtemps, jouer les pièces des autres est le passage obligé pour aller ailleurs. C’est aussi très agréable de maîtriser un répertoire plus large. Ainsi, McCartney, Lennon, Harrisson, Clapton, Hendrix, Valiquette, Fiori, Lake, Moustaki, Brel, Félix, Anderson, Page, se sont ajoutés aux pièces que j’avais commencé à composer.

J’ai grandi dans une maison de musique. Mon père avait une belle voix de basse. Dans sa famille, tout le monde chantait ou jouait de l’instrument. Papa chantait partout, dans l’auto, dehors, sur ses chantiers de construction, devant ses clients, dans le champ, la douche, partout. Quand j’ai eu mes enfants, je me suis demandé comment leur offrir un héritage semblable. Je ne chante pas, mais je joue. Ainsi, tous les soirs durant des années, je montais dans leur chambre jouer Frère Jacques et Au clair de la lune pour terminer leur journée. Ma guitare était devenue ma voix.

Plus le temps passe, plus j’aime faire des versions maison de chansons connues. Les mettre à ma main. Et plus le temps passe, moins je joue de versions originales, le plaisir est dans l’appropriation. Et soudain, hier soir, j’ai tout compris.

Au Festival international de Jazz, il y avait Harry Manx et trois musiciens de partout. À eux quatre, ils couvraient cinq continents. Un concert sublime, acoustique, dans la salle neuve tout en bois de l’OSM. Plusieurs pièces originales, plusieurs versions, toutes a-la-Harry-Manx. Harry Manx a compris un jour que toute la musique qui passait par lui devenait la sienne. Celle qui sortait était marquée par lui.

À partir d’aujourd’hui, quand on va me demander ce que je joue, je répondrai uniquement des pièces à moi. Des titres ? Here comes the Sun, version moi, Signe, version moi, Le p’tit bonheur, Le tour de l’Île, versions moi. Et bien sûr, quelques pièces de moi.

La curiosité sert essentiellement à former l’identité. J’ai mis 45 ans à le comprendre.