vendredi 15 mars 2013

Le nouveau visage du français





Causerie de La Jonction, L’état de la langue française au Québec en 2013
Café-bar La Brunante
Université de Montréal
15 mars 2013



À Lorraine Camerlain et Robert Maltais, merci pour l’invitation.

Au moment de réfléchir à cette présentation sur L’état de la langue française au Québec en 2013, j’ai reçu la visite de toutes sortes d’idées. Parler du français, oui, mais par quel bout commencer ? Après tout, le français n’est pas seulement ma langue maternelle, il est l’air que je respire. Et parler de la qualité de l’air au Québec n’est jamais aisé, selon que l’on soit à Montréal ou dans la forêt boréale. Je peux m’accommoder du smog de Montréal. Et l’air de la forêt boréale peut devenir irrespirable pour l’orignal, dont l’habitat est menacé par les coupes à blanc. Tout est relatif. Pour faire une histoire courte, je ne suis pas inquiet des mots du français. Le défi de ma langue réside dans le potentiel des idées que chacun de nous peut en tirer, dans le legs que nous voudrons laisser.

Mon père n’était pas très instruit, mais il était passablement brillant. Il a terminé une onzième année et n’a pu pousser plus avant ses études. C’était l’effet de ce qu’il appelait la pauvreté maudite. Cela ne l’a pas empêché de devenir un entrepreneur redoutable. Papa n’avait peur de rien. Il n’y avait aucune porte qu’il ne puisse défoncer. Chez nous, le français n’a jamais été une langue née pour un petit pain. Il n’a jamais été non plus la langue des porteurs d’eau. Chez nous, le français servait à foncer et à construire. Papa disait parfois qu’il pourrait bâtir des cathédrales. Il a insisté pour payer mes études de bac et de maîtrise. Il m’a dit : tu vas aller là où je ne suis pas allé. Pour la première fois dans l’histoire de ma famille, le français entrait à l’université. Ce faisant, il m’a légué le goût de bâtir. Je vais essayer de dresser le portrait d’une cathédrale, le nouveau visage du français.

Paul
J’ai rencontré le plus fabuleux de mes professeurs au cegep du Collège Français, à Montréal. Pour enseigner la psychologie, Paul Campana parlait philosophie, karaté, musique, mathématiques ou astronomie. Ses cours étaient des récits ininterrompus de matières et de connaissances. Ils me semblaient universels, j’étais vissé à ma chaise, directement branché sur l’univers. La meilleure façon de faire grandir nos passions, c’est de rencontrer celles des autres. La psychologie de Paul Campana, c’était un français de mosaïques.

Domingo
Domingo travaille dans une usine de transformation de poulets, quelque part dans l’est de Montréal. Quand le poulet arrive à l’usine, il est déjà transformé. Il est vidé, n’a ni plumes ni tête. Lorsqu’il sortira de l’usine, ce sera en pièces détachées.
Voici deux statistiques : Domingo attache 4000 poulets par jour et il faut huit secondes pour couper un poulet en morceaux. Cela donne une idée de la cadence et de l’air ambiant dans cette usine. Au travail, Domingo est entouré de grecs, d’Haïtiens, de latinos et de Los tabarnacos bien de chez nous.

Le samedi, Domingo suit des cours de français au cegep Maisonneuve. Je lui ai enseigné, entre autres, le joual, en prenant pour exemple la pièce Les belles-soeurs, de Michel Tremblay. J’ai dit à Domingo, je ne te demande pas de parler joual. Je veux que tu reconnaisses les personnages de cette langue, les moé, les toé, les chu, le féminin « À » et le masculin « Y » : à s’en va, y arrive. Ceux-là même que tu côtoies à l’usine. Puis, j’ai dit cette phrase de Tremblay: Toute ta tabarnac de vie à faire la même tabarnac d’affaire, en arrière de la même tabarnac de machine ! Domingo et ses collègues se sont regardés et se sont dit: c’est nous. Domingo parle un français de combat.

Michel Tremblay raconte que le joual a été inventé par des femmes du quartier Hochelaga-Maisonneuve. Elles refusaient de laisser entrer à la maison l’anglais que leurs maris rapportaient du travail. À cette époque, l’anglais était la langue de travail au Québec. Ces femmes ont créé une langue avec les moyens dont elles disposaient. Dans leur univers fermé, l’instruction et la culture ne faisaient pas partie du vocabulaire.

Au Québec, le joual a été une langue de la résistance. Avec Tremblay, le joual a été une langue de la révolution, le français de l’est de Montréal dans sa réalité la plus crue. Une langue très précise et très efficace. En 68, Germaine Lauzon a invité ses belles-soeurs à coller des timbres Gold Star dans sa cuisine. Aujourd’hui, Les Belles-soeurs font le tour du monde, ambassadrices du français et du génie du Québec. Le français de Tremblay est universel.

Madame Hernandez, Sylvie et Michal
Le mardi soir, dans un cours de rédaction, madame Hernandez écrit, j’habite à Montréal il y a quatre ans. De son côté, Sylvie prépare le lunch à son fils. Et Michal, d’origine polonaise, écrit c’est vers l’heure de 9 h que je travaille. Certains diront : voilà du français mal écrit. Je dirais plutôt : voilà un français en évolution. Ces gens se sont inscrits à un cours pour devenir meilleurs. Mon rôle consiste à leur enseigner comment aller mieux. Dans tous les cas, si les mots ou la structure ne sont pas parfaits, pour le moment, la communication passe.

Le mercredi soir, j’enseigne Rédaction et Communications publiques au Certificat de rédaction de la Faculté d’éducation permanente. Pour bien faire comprendre le processus de rédaction, je dis à mes étudiants que je noterai la troisième version de chaque travail. Les deux premières serviront de balises à la troisième. L’idée veut qu’un texte publié ne soit jamais celui de la première version, mais le résultat de plusieurs. Quand Félix Leclerc a publié Pieds nus dans l’aube, il en était à sa 17ème version. Qu’il soit écrit ou parlé, le français est un long processus de travail, d’amélioration et de ténacité. Je propose aux étudiants de vivre ce processus.

À la session d’automne 2012, je retourne à Dominique la deuxième version de son travail. Ce texte est certainement le meilleur que j’aie lu dans mes cours depuis deux ans. Dominique tombe en bas de sa chaise. Pour moi, dit-elle, ce cours était celui de la dernière chance. Si certaines personnes n’ont aucune idée de la pauvreté de leur langue, d’autres ignorent totalement leur talent.

Il y a des gens pour qui la qualité du français est une question d’efforts. Ils sont étudiants, ils écrivent des chansons ou des films, des séries de télé, ils sont parfois humoristes, pas toujours drôles, ils peignent des toiles, font de la pub, impriment des journaux ou dirigent des entreprises. Leur volonté de bien faire est délibérée. Par contre, je ne connais pas de gens qui négligent le français en le faisant exprès. Leur négligence relève de l’ignorance ou de la paresse, c’est pire. Le Québec n’a pas été bâti par des paresseux. Il en va de même pour notre langue.

Aujourd’hui, le visage du français au Québec a la peau noire, blanche ou les yeux bridés. Il parle parfois avec un fort accent, avec des relents asiatiques ou latins, d’Afrique et d’Europe de l’est. Il est parfois laborieux, certaines structures sont cahotiques. Il peut confondre les « b » et les « v ». Il ne se comprend pas toujours bien, mais il avance.

Domingo baigne de plus en plus dans la culture française. Dans nos cours de français, je lui montre des documents de Radio-Canada, la Révolution tranquille, la nationalisation de l’électricité, l’émission Les Parent ou des textes de Félix ou de Claude Léveillé. Nous goûtons de la cuisine mexicaine en français. À la maison, son fils et sa fille parlent le même français que vous et moi. Ce sont eux qui enseignent à leurs parents l’intégration à une société francophone. Chez Domingo, le français est passé progressivement de la rue au salon.

Domingo et ses collègues ne veulent pas parler joual. Ils veulent le reconnaître, comme un accent faisant partie de leur nouveau patrimoine. Maintenant, madame Hernandez dit : j’habite à Montréal depuis quatre ans. Sylvie prépare le lunch de son fils et Michal commence le travail à 9h. Bon an, mal an, j’ai la chance de sensibiliser et d’aider des centaines de personnes à la qualité de la langue. Il m’arrive même de dire à mes étudiants immigrants que leur français est mieux parlé ou mieux écrit que celui de bien de leurs compatriotes québécois.

Demain, les enfants de madame Hernandez et de Michal parleront le français avec l’accent québécois. Ils auront la peau noire ou les yeux bridés. Ils se feront traiter d’étrangers. Dès qu’ils ouvriront la bouche, leur accent québécois leur servira de passeport. Il y a fort à parier que leurs enfants prendront la relève. Ils adopteront non seulement les bonnes structures, mais ils assimileront entièrement l’accent et la culture. Ils enverront des sms en français télégraphique, ils enverront des twits de 140 caractères maximum, ils écriront des livres, réaliseront de grands films, parleront de sociologie, de philosophie et d’astronomie. Ils exprimeront le français du Québec aussi bien et aussi mal que vous et moi.

Jean-Pierre
Jean-Pierre Denis a passé plusieurs années à voyager à travers le monde. Il a fait plusieurs fois le tour de la planète. Il a même fumé un joint sur la tête des deux Boudha géants, à l’époque où l’Afghanistan n’était pas dangereuse, bien avant que les talibans ne les détruisent avec des missiles. Depuis plus de 40 ans, Jean-Pierre a fait un seul et long voyage. Ce n’était pas le Népal ou l’Inde, le Ceylan ou Singapour. C’était de mesurer la perspective du Québec, de voir de loin son évolution et de se voir lui-même évoluer. À chaque retour, Jean-Pierre ajoutait des souvenirs à son français. Chaque fois, la qualité de la langue française s’améliorait un peu. Le français de Jean-Pierre est celui des citoyens du monde.

Nous sommes tous locataires du français. Sa qualité est le résultat d’une longue conversation entre les générations. Son voyage est millénaire, son espérance de vie est beaucoup plus longue que celle de chacun d’entre nous. Nous avons la responsabilité d’en prendre soin et de le passer au suivant. Je souhaite à mes enfants de s’instruire, de voyager, de lire, d’écouter et de ne jamais être paresseux. La qualité de notre langue dépend de notre curiosité. Bobino, la Boîte à surprises, Sol et Gobelet, le Capitaine Bonhomme ont fait du bien à mon français. Ils ont meublé mon imaginaire. Orson Welles, Chaplin, Hitchcock, Spielberg, font du bien à mon français. Ils m’ont montré à raconter des histoires.

Charles
Les documentaires de la BBC font du bien à mon français. Présentés par le journaliste Charles Tisseyre à l'émission Découverte, à Radio-Canada, ils enrichissent ma langue par leur nouvelle façon de comprendre le monde. Pourtant, Charles Tisseyre est dyslexique. Pour lui, le rapport à la langue est trouble. Et c’est lui qui, depuis des années, organise avec une clarté déconcertante, les mots français articulant de nouvelles visions du monde. Ainsi, le thème d’un documentaire récent: comment les plantes ont colonisé la Terre. Je n’avais jamais entendu ces mots dans cet ordre. En sept mots, Charles Tisseyre me permet d'appréhender l'importance de la botanique dans le développement de l'humanité. Exemple: depuis leur apparition, il y a 140 millions d'années, les fleurs ont transformé notre planète. Elles ont fini par dominer le règne animal, et sculpté la Terre elle-même. Et surtout, les fleurs ont encouragé l'évolution des animaux, celle des primates surtout, et notre évolution. Le français de Charles Tisseyre est celui du petit garçon qui marche sur la lune.

Jean, Antoine, Henri
La première fois que le français a eu un tel impact dans ma vie, c'était avant que je ne maîtrise le subjonctif. Dans Les histoires de l'Oncle Paul, du journal Spirou, des aviateurs allaient créer l'Aéropostale, un service aérien reliant la France et le Sénégal, en passant par l’Espagne et le Maroc. Les pilotes s'appelaient Jean Mermoz, Antoine de St-Exupéry, Henri Guillaumet. L’Aéropostale ouvrait une nouvelle route du français. Le pilote et le mécano survolaient le Sahara, en espérant éviter la panne et des rencontres malheureuses avec des Touareg. Après l'Afrique du nord, ces avions ont emporté le français à la conquête des Andes, en Amérique du sud, peupler l'imaginaire de jeunes francophones. Il y a eu l'Aéropostale, il y a aussi eu Bombardier, Félix, la Révolution tranquille, Richard Desjardins, Justine Lacoste-Beaubien, Octobre 70, Gaston Miron, les référendums, Pierre Nadeau, Fred Pellerin, BCP, Cossette, Sid Lee, Céline Dion, René Angelil, le Cirque du Soleil, Moment Factory, SNC Lavalin, Denys Arcand, Lévesque, Drapeau et Trudeau, le Printemps érable. Par leurs mots et leurs projets, ils ont fait du bien à mon français. Par leur capacité de création, les modèles ou les conflits qu'ils présentent, les voies qu'ils ouvrent, ils bâtissent des cathédrales. Ils permettent à mon identité d’appréhender le monde dans de fantastiques voyages. La qualité de notre langue réside dans notre capacité de curiosité et dans notre talent à l'alimenter de nouvelles histoires et de découvertes. Elle se résume à quelques milliers de mots dans un dictionnaire, mais à une quantité exponentielle d'idées. À l’origine de ce voyage, il y a un mot: imaginer.

vendredi 8 mars 2013

La rencontre des continents

Travailler dans un pays étranger nous fait entrer immédiatement dans la façon de faire et de penser de nos hôtes. C’est un cours en accéléré; il faut mettre les bouchées doubles pour résoudre des problèmes d’une nouvelle réalité.

Ma vision de l’Afrique et de certains Africains s’est forgée au gré des voyages, au Niger, en Côte d’Ivoire, en Algérie, au Sénégal et au Mali. À force d’aller en Afrique, l’Afrique entre forcément en vous. Ce n’est pas un portrait de l’Afrique, mais des perceptions à propos de gens de différents pays, qui ont beaucoup de vécu en commun. Certaines perceptions heurtent plus que d’autres. Elles restent ancrées dans la mémoire et dans la chair, comme un pincement qui lèverait la main vous dire quelque chose. Je ne veux pas établir ce qui différencie le nigérien du malien ou de l’ivoirien. Je cherche à voir ce qui rassemble des hommes et des femmes qui ont un en commun un grand passé, une langue qui n’est pas la leur, et le désert.

Tous les pays visités ont été frappés par un héritage colonial Français. Leurs frontières sont européennes, leurs imaginaires, africains, et leur indépendance a été déclarée entre juin et août 1960.

À plusieurs égards, les humains se ressemblent. Peu importe le pays, la misère a le même visage, la mentalité de colonisé aussi, comme l’amour et l’amitié. La fraternité entre un Noir africain musulman et un Blanc nord-américain athée ne s’invente pas; elle s’installe plus ou moins rapidement, plus ou moins naturellement, comme toute relation. Un jour, Bory m’a dit Tu es mon frère blanc, un très beau cadeau.

C’est un récit impressionniste, imbibé de colère, de frontières, de racisme, de honte, de blessures, de fierté, de couleurs et surtout, de beaucoup d’ignorances.


Montréal, Canada, 1981
Mon premier contact avec l’Afrique de l’Ouest a eu lieu en janvier 1981, à l’Université du Québec à Montréal. Ce jour-là, il y avait, au département des Communications, un débat entre le Nigérien Bory Seyni et le Gabonnais William Oyonne. Je ne me souviens pas du sujet mais, pour la première fois, j’entendais parler de l’Afrique par des Africains. Certains sont attirés par les Indes, d’autres par l’Australie, moi, c’est l’Afrique.

Bory et moi sommes vite devenus amis. À l’âge de 23 ans, il avait été le rédacteur en chef du Sahel, le seul journal du Niger à l’époque. Ce poste lui donnait accès non seulement aux réseaux politiques du pays, mais aux ambassades installées au Niger. J’étais impressionné. Nous discutions souvent et longuement. Bory m’initiait à l’Afrique.

Dans ma perception, le citoyen d’Afrique est d’abord Africain et ensuite, citoyen de son pays. À la façon des Américains, le citoyen africain s’identifie d’abord par rapport au continent. Il y aurait l’Africain nigérien, l’Africain malien et l’Africain ivoirien. Un jour, dans une brasserie près de l’université, un européen a demandé à Bory quel était son pays d’origine. Bory a refusé de lui répondre. Pour lui, les européens étaient responsables d’avoir imposé des frontières qui ne correspondaient pas à l’histoire africaine. Les frontières africaines étaient ethniques ou géographiques, un cours d’eau, un désert, un concept, une chaîne de montagnes. Durant la colonisation, les européens ont tracé de nouvelles frontières à partir de critères avec lesquels les Africains ne se reconnaissent pas. Première leçon: les Africains vivent dans un pays qui n’est pas le leur. De cet héritage, Bory a conservé la colère.

La colère et les frontières sont les deux paramètres fondamentaux pour comprendre l’Afrique. Trente ans plus tard, cette remarque me reviendra comme un boomerang. Mais pour l’instant, j’ai encore beaucoup de choses à apprendre.



Niamey, Niger, 1998.
En mai 1998, GGA Communications, une firme de relations publiques de Montréal, me demande de participer à un appel d’offres international de la Banque mondiale, pour un projet au Niger. La firme me propose de m’occuper du volet publicitaire pour un programme de privatisation de sociétés d’État nigériennes. Nous soumissionnons, entre autres, contre Publicis, firme de communication française au rayonnement mondial. De notre côté, je suis seul.

Nous ne disposons de très peu de documents pour travailler. Au mieux, nous trouvons le drapeau du Niger. Nous savons que le pays compte environ 54 000 téléviseurs, principalement dans la capitale. À l’extérieur, la radio est le média de masse. Nous savons aussi qu’une grande partie de la population est analphabète.

La notion d’intelligence est un débat en publicité. Bien des annonceurs pensent que le public n’est pas très intelligent, qu’il faut tout lui dire. Dans les agences, le public était souvent comparé au “gorille moyen”. D’autres préfèrent développer des projets s’adressant à l’intelligence. C’est ce que nous ferons, malgré un contexte inconnu. Pour la première fois, je m’adresse à des gens qui ne savent pas lire. Mais analphabète ne veut pas dire bête, l’intelligence est d’un autre ressort. Elle est ou n’est pas, sans égards avec l’instruction ou l’éducation. Notre message sera simple, et associé à une image.

Nous suggérons le thème Pour un Niger fort et prospère. Le projet de nationalisation renforcera l’économie nigérienne. Le visuel montre un baobab et le soleil, deux symboles forts aux yeux des africains, croyons-nous, espérons-nous. Le baobab est symbole de paix, de non-violence et de longévité. À nos yeux, le soleil est symbole d’espoir. Nous espérons seulement que ces symboles seront partagés au Niger. Si nous gagnons, dit mon client Pablo Rodriguez, tu vas faire projet là-bas.

Six mois plus tard, mon avion survole le Sahara, en route vers Niamey. L’attraction du désert doit tenir du fait qu’il nous est tellement étranger. Le Sahara est sans fin. Il me semble voir atterrir, entre les dunes, un avion Latécoère de l’Aéropostale. À son bord, le pilote Jean Mermoz ou Antoine de St-Exupéry ou Henri Guillaumet, accompagné d’un mécano. Ce sont les héros les plus fascinants de mon enfance, plus que Tintin. Ils vont livrer du courrier sur la ligne Toulouse-Casablanca, au Maroc, et Casablanca-Dakar, au Sénégal. Jean Mermoz et les Touareg constituent mon premier vrai contact avec l’Afrique de l’Ouest. L’Aéropostale est le grand-père d’Air France. Nous sommes en 1918.

Voyager en première classe sur Air France est un délice. Avant le départ, on m’offre du champagne, histoire de me faire décoller plus tôt. Comme je ne suis pas amateur, j’ai décollé en même temps que tout le monde.

Le premier choc culturel m’a frappé en vol, dans le guide de voyages Lonely Planet. J’y lis que le salaire annuel moyen au Niger est de 200 $. On a déboursé 6 500 $ pour mon billet. Un billet Montréal-Niamey en première classe, sur Air France, c’est trente-deux ans et demi de salaire moyen du Niger. Je suis pris d’un vertige de l’indécence. Un énorme grain de sable dans l’engrenage de la « coopération » internationale.

En débarquant de l’avion, j’ai un problème important à résoudre. Je viens écrire et produire des messages de communication pour une société que je ne connais pas. Tout ce que je sais, c’est que les téléviseurs se trouvent majoritairement dans la capitale, le reste du pays étant lié par la radio. En débarquant de l’avion, je sais que je vais trouver la réponse à ma question, mais je ne sais pas comment.

Le lendemain de mon arrivée, je sors rejoindre le chauffeur qui va nous accompagner durant toute notre mission. Il m’emmène aux bureaux de la Cellule de privatisation, notre client. Le chauffeur nous apprend que notre avion d’Air France a passé la nuit à Ouagadougou, au Burkina Faso, un ennui de moteur. Il sera donc en retard sur son itinéraire de retour. Première constatation: les réseaux humains, le bouche-à-oreilles, semblent être très forts ici. Ce peut être dû à la tradition orale très forte en Afrique ou à une absence de médias organisés. Si vous voulez savoir ce qui se passe à Niamey, vous demandez au chauffeur de taxi.

Nous avons une première rencontre avec les responsables de la Cellule de coordination du programme de privatisation. Ces gens relèvent directement du ministre de la Privatisation.
Le projet vise la nationalisation de 12 sociétés d’État, dont :
·       l'Office du lait du Niger (OLANI)
·       la Société nigérienne de Cimenterie (SNC)
·       la Société nigérienne de Textiles (Sonitextil)
·       la Société nationale des Eaux (SNE)
·       l'Office des Eaux du Sous-sol (OFEDES)
·       la Société nigérienne des Produits Pétroliers (SONIDEP)
·       la Société nigérienne d'Electricité (NIGELEC)
·       la Société nigérienne des Télécommunications (SONITEL)
·       l'Abattoir frigorifique de Niamey
·       la Société de Location de matériel des Travaux Publics (SLMTP)
·       la Société propriétaire et exploitante de l'Hôtel Gaweye (SPEHG)
·       la Société du Riz du Niger (RINI)

Découverte : les africains de l’Ouest sont friands d’acronymes longs comme le bras. Ce qui me frappe durant la première réunion, c’est que mes collègues nigériens prennent en note tout ce que je dis. J’expose ma mission de communication sociale, les étapes, l’écriture de messages télé et radio, en collaboration avec les équipes nigériennes. Nous voulons faire en sorte que la population nigérienne se sente chez elle dans les messages. Il n’est pas question de produire des messages télé à l’occidentale, les gens ne se sentiront pas visés.

Pour m’ouvrir les horizons, je travaillerai avec M. Mayaki, un grand monsieur qui aurait dirigé l’équivalent chez nous de la Société Radio-Canada, du CRTC et de Bell Canada. M. Mayaki en connait un bout sur les communications nigériennes. À elle seule, sa grande expertise fait ouvrir toutes les portes.

Les premiers contacts personnels sont particuliers. Chaque nigérien demande de vos nouvelles, de votre famille, des nouvelles des enfants, et deux fois plutôt qu’une. Ça va? Et la famille, ça va? Et madame, ça va? Et les enfants? Et vous, ça va? Vous répondez Très bien, merci. La famille est bien, merci. Les enfants, très bien. Et vous rendez la pareille; très bien, merci. Et vous, ça va? Et la famille, ça va? Et les enfants? Les premières fois, c’est épuisant. Ensuite, on s’habitue. Ces formules de politesses sont l’antichambre des relations personnelles, comme un pallier de décompression. Mieux vaut respecter cette étape, elle met la table pour la suite des choses et permet l’intégration.

La première semaine est consacrée à rencontrer des responsables de sociétés d’état à privatiser, histoire de mieux comprendre la dynamique. Ces visites sont utiles pour l’instant, même si mes préoccupations se situent en amont. Je ne sais pas encore comment je vais organiser les messages destinés au public nigérien. Une fois que j’aurai trouvé, je saurai comment intégrer les informations que je reçois présentement.

Au jour 8, je passe la soirée avec M. Mayaki, qui me conte une bonne partie de sa vie, ses huit enfants, ses espoirs, le nigérien, la nigérienne, la carrière. Nous discutons, sous le magnifique ciel du Niger et soudain, M. Mayaki ne le sait pas, il vient de donner réponse à ma grande question. En entrant à l’hôtel ce soir-là, je sais comment présenter mes scénarios.

À l'Abattoir frigorifique de Niamey, un employé entend à la radio la nouvelle de la privatisation de son entreprise. Contrarié, il discute avec des collègues. Leur principale crainte est de subir des compressions suite à la privatisation. L’homme retourne chez lui pour le repas du midi. En entrant chez lui, il regarde à peine ses enfants, tellement il est inquiet. Sa femme s’enquiert auprès de lui. Suit une discussion durant laquelle elle lui explique que la nationalisation permettra à l’entreprise non seulement de se moderniser, mais aussi d’offrir de meilleurs produits. Et, ajoute la femme, l’économie du pays s’en portera mieux. De retour à l’Abattoir, l’homme est rassuré, il convainc même un collègue perplexe.

Le lendemain, je présente ce synopsis au client de la Cellule de la privatisation, qui l’approuve immédiatement. Pour que le message passe, il doit être rédigé selon des repères culturels connus du public visé. Au Niger, dit M. Mayaki, la femme est le pivot de la famille et de la société. C’est elle qui éclaire et influence les décisions. L’homme travaille souvent à l’extérieur, mais il a besoin de l’appui de sa femme pour fonctionner.
Le réalisateur sera nigérien. Les comédiens et le monteur aussi. Ainsi, les lieux, les plans, les mots, les angles, les longueurs de plans seront des gens du pays.

À cette étape, je ne m’inquiète pas des raisons politiques et idéologiques internationales qui sous-tendent ce projet de nationalisation. J’en suis à ma première expérience internationale, j’ai bien d’autres aspects auxquels m’adapter. Tout de même, je trouve curieux de nationaliser des entreprises aussi névralgiques que le téléphone, l’électricité et les eaux.

Les femmes nigériennes sont époustouflantes de couleurs. Beaucoup de femmes sont bien en chair, ce que semblent apprécier bien des hommes. Les couleurs vives des robes et des chapeaux me donnent l’impression d’une joie de vivre à toute épreuve, comme un coup de pied au destin. Et l’agencement des couleurs ne me semble pas dû au hasard, mais à une recherche de richesse culturelle. Les pays est pauvre, mais pas ses gens.

Nous allons filmer deux versions du même message, une en Français, une en Haoussa. Dans la version française, les comédiens sont habillés à l’européenne; la version Haoussa met en scène des paysans. Les deux locations de tournage sont situées à proximité. Les comédiens forment une troupe de théâtre, spécialisée dans les sketches. En Afrique, la communication sociale passe beaucoup par des pièces de théâtre. Leur impact est grand et le message, bien expliqué. Les sketches sont surtout utiles pour les populations des régions éloignées. Une société dont les origines sont orales s’adapte-t-elle bien aux médias électroniques?

Le matin du tournage, pas de comédiens à l’heure dite. Leur chauffeur ne s’est pas pointé. C’est embêtant, le temps file et la journée est chargée. Monter des horaires avec des gens qui n’en ont pas l’habitude demeure une opération fragile. Notre chauffeur ne s’est pas levé. Son indifférence me frappe. Aucun remords, aucune excuse de nous avoir laissés en plan, on dirait que nous sommes devenus des étrangers. Encore un peu, il serait surpris de notre inquiétude. Explication de mon ami Bory : c’est la rencontre du temps mythique et du temps historique.
Le temps historique s’inscrit dans une continuité. C’est le nôtre. Un temps planifié, il se conjugue au passé, au présent et au futur. Un grain de sable dans le présent risque de faire déraper le futur proche. De même, un présent amoché trouve sa source dans le passé. C’est un temps horizontal.

Le temps mythique est vertical. Une action n’a pas de répercussion dans le futur. À la limite, le passé n’est pas garant du présent. Dire oui un jour et faire non le lendemain est sans conséquence. Ce qui différencie le temps mythique du temps historique, ce n’est pas le paradigme, mais l’espace-temps, les planètes.

Le tournage est commencé. Le réalisateur, les comédiens, les décors, tous sont nigériens, sauf moi. Nous utilisons une camera Betacam, empruntée à l’Office de radiodiffusion télévision du Niger (ORTN), le même type utilisé par nos réseaux de télévision. Durant le tournage, une 4x4 arrive. On vient chercher la caméra, une conférence de presse du président de la république. L’ORTN dispose d’une seule caméra Betacam pour tout le pays. Le pays ne possède donc aucune structure de production, ni de graphisme, ni publicitaire, ni de cinéma. Autrement, nous disposerions de plus d’équipements. Je comprends aussi pourquoi certains événements de portée nationale sont toujours filmés en plan large pour la télé : avec une seule caméra à sa disposition, le cameraman ne rate rien de l’occasion.

Le montage se déroule dans les locaux de l’ORTN. Par chance, une grève des monteurs a été évitée, nous pouvons travailler.

Un membre de la Cellule de privatisation demande à nous rencontrer en privé. Nous ne le connaissons pas bien. Il est rentré récemment d'un séjour d'Arabie Saoudite et a assisté à une seule de nos rencontres. Son nom n’est pas important. Si ce n’est pas lui, ce sera un autre.
Nous le voyons au bar de notre hôtel. Nous sommes trois, mon client, ce monsieur et moi. Il entre directement dans le sujet: Vous avez certainement remarqué dans notre équipe la faiblesse de certains éléments. Suit une proposition: pour la suite des choses, nous nous adressons dorénavant à lui, il se chargera des dossiers auprès de la Cellule. Bref, il outrepasse la ligne de communication officielle, il bypass notre client. Il n’offre pas d’argent. Toutefois, je me dis c'est à ça que ressemble la corruption. Mon client refuse sur-le-champ. Nous ne reverrons plus ce monsieur durant notre séjour. Plusieurs années plus tard, je reçois un appel de GGA. Devenu Ministre de la privatisation, le monsieur est en visite à Montréal. Il roule en limousine et loge dans un 4 étoiles. Il désire nous rencontrer pour un cocktail. Les pays pauvres n'ont pas nécessairement besoin des pays riches pour leur créer de la misère. Certains de leurs propres citoyens y arrivent aisément.

Lors de notre dernière rencontre avec nos partenaires nigériens, je dresse un bilan de ma mission, étape par étape. À chacune, les partenaires cochent les notes prises au tout début du projet. Le travail de publicitaire est parfaitement inconnu ici, le pays ne dispose d’aucune structure de production privée. Les clients prennent des notes au début du projet et les cochent à la fin, comme une liste d’épicerie.

Je quitte le Niger avec une autre question : peut-on être sensible à la publicité le ventre creu? Préparer une campagne publicitaire, alors qu’une grande partie de la population mange à peine un repas par jour, a quelque chose d’indécent. Quelque part, toute l’opération s’est déroulée au-dessus des têtes de la population.

Abidjan, Côte d’Ivoire, 2001
À l’automne, 2001, je quitte pour la Côte d’Ivoire. Cédric Loth, mon ami et partenaire réalisateur, son fils Virgile, monteur, et moi, allons tourner un film promotionnel pour la Bourse Régionale des Valeurs Mobilières d’Afrique de l’Ouest (BRVM). Nouvellement fondée, la Bourse a besoin d’un document qui sera diffusé dans les huit pays de l’Union monétaire et économique Ouest-Africaine, l’UEMOA (Sénégal, Mali, Niger, Côte d’Ivoire, Togo, Burkina Faso, Guinée-Bissau et Bénin). Le projet est financé par l’Agence Canadienne en Développement International (ACDI).

J’ai appris de mon expérience du Niger qu’il vaut mieux être entièrement autonome. Comme le métier de communicateur n’existe pas en Afrique de l’Ouest, les réflexes associés à la pratique n’existent pas non plus, pas plus que l’équipement. Lorsque nous débarquons en tant que consultants, notre expertise est technique, mais aussi logistique. Elle va jusque dans le réflexe d’appeler nous-mêmes un client pour prendre rendez-vous. Nous ne pouvons prendre pour acquis que ce simple geste soit pensé par nos hôtes. Pour cette raison, ces projets comprennent une phase de transfert de technologies, une formation permettant à nos partenaires d’utiliser les nouveaux moyens techniques. Un moyen technique ne vaut pas grand chose s’il n’est pas accompagné d’une formation. Le moyen technique est surtout un outil au service d’une mentalité, d’une culture de travail. Et la culture de travail fait partie de l’acquis, elle n’est pas innée.

Nous avons le projet de réaliser un film expliquant les objectifs et le fonctionnement de la Bourse à d’éventuels investisseurs. L’arrivée de la Bourse n’est rien de moins qu’une révolution dans les mœurs économiques africaines. Un peu avant notre arrivée, un marché a brûlé à Abidjan. Les rumeurs disent qu’un million de dollars en argent aurait brûlé, les gens ici gardant toutes leurs économies avec eux. Ainsi, au moment de faire un achat, le père se fait parfois conseiller par son fils. Lorsque le fils donne son accord, le père fouille dans la djelabbah et sort un rouleau d’argent. C’est cet argent que la Bourse aimerait voir circuler dans son réseau. Contrairement à l’économie traditionnelle, la Bourse ne garde pas l’argent roulé dans les vêtements, mais dans des comptes bancaires.

C’est ce que le film va expliquer. Entre autre idée, Cédric veut filmer des antilopes à la course et les superposer aux cotes de la bourse qui défilent à l’horizontale, dans un ruban électronique. L’antilope aura l’air de courir dans le même corridor que les chiffres, tatouant ainsi l’Afrique dans la bourse. Communiquer à l’international, c’est écrire dans les termes de l’autre.

La télévision est un médium de gros plan. Nous voulons filmer les entrevues en plan rapproché, plus intimes. Le directeur général de la Bourse, un Français, n’est pas d’accord : les africains ne sont pas habitués à voir des gros plans, ils vont porter attention aux défauts de peau et se moquer. C’est mon premier rendez-vous avec le racisme institutionnel.

L’intelligence est un don de la nature. Si ça se trouve, elle est répartie également dans toutes les parties du monde, et n’a rien à voir avec l’instruction. Aussi, il suffit de se promener dans les rues d’Abidjan pour remarquer quantité d’antennes paraboliques. Ces antennes pointées vers l’étranger disent la curiosité des Ivoiriens branchés sur les réseaux de télévision du monde entier. Ils regardent des publicités, des émissions et des films de partout, bref, voient des plans de toutes sortes. Le visage d’un des leurs en gros plan à la télé ne les fera pas tomber en bas de leur chaise.

Il y a un marché tout près de la Bourse. Nous nous y rendons, pour filmer le commerce en action. Le marché est assez vaste. Nous y sommes depuis une demi-heure, un homme vient nous voir. Nous filmons sans autorisation. On nous emmène à l’autre bout du marché, vers une petite agora qui pourrait servir de tribunal. Un homme nous attend. Le marché est en fait une mini société, avec son chef et ses règles. Je m’assois devant lui. Autour de nous, il y a certainement une centaine de personnes. Pas agressives, juste curieuses. L’homme est très poli. Que faisons-nous ici? Nous aurions dû demander une autorisation. Pardonnez notre ignorance, nous ne voulions pas vous froisser. Nous cherchons des plans pour illustrer des transactions financières. Tout l’entourage est très silencieux. Nous entrons de plain-pied dans ce que la culture africaine a de plus riche, l’élégance et la palabre. C’est le regroupement de la communauté autour de la parole. Ici, nous échangeons et résolvons les problèmes. La recherche d’une solution est un moment fort de la communication. Les gens qui nous entourent sont fortement solidaires. La noblesse du moment a trait aux individus, pas à l’argent. C’est beaucoup cela, l’Afrique.

Le tournage d’une usine de traitement d’huile de palme nous emmène vers la capitale, Yamoussoukro, à 240 km au nord d’Abidjan. Au sortir de la ville, un barrage militaire. Cédric et Virgile sont assis à l’arrière, la caméra sur le siège, entre eux. Doumbia, notre chauffeur, et moi, sommes à l’avant. Un militaire, mitraillette enroulée à l’épaule, s’approche, les yeux rouges de sang. Il veut confisquer la caméra, il nous a vus filmer. Il ment, la caméra n’est pas en fonction. Il veut simplement engraisser sa journée. Nous discutons et je me jure qu’il ne partira pas avec la caméra. Le ton monte. Doumbia me suggère de présenter notre ordre de mission, signé par le ministre des Finances. Tout de suite, les résistances tombent. Le militaire nous laisse partir. En Afrique, les gens sont très respectueux de la hiérarchie politique, une lettre signée par un ministre a beaucoup de poids. D’ailleurs, quantité de missions sont accompagnées d’une telle lettre. Doumbia nous a sauvé la mise, ce ne sera pas la seule fois.

Doumbia est un athlète. Très musclé, cinq pieds sept, ceinture noire de karaté, ses dents blanches doivent éclairer la nuit. Son rôle consiste à nous guider et nous protéger, nous éviter de faire des bêtises. Un jour, la vis de fixation de mon trépied brise. Doumbia est parti avec le trépied, pour revenir 30 minutes plus tard, la pièce soudée. Un autre jour, nous voulons filmer la ville à partir d’un pont. Doumbia insiste pour que nous louions les services de policiers. Nous n’avons pas le temps, le soleil se couche. Doumbia insiste. Il ne viendra pas si nous ne sommes pas accompagnés de policiers. Nous passons donc au bureau de police. Durant le tournage, des gens se sont approchés de nous sur le pont. Ce sont des voleurs, dit Doumbia. Sans les policiers loués, nous aurions été dévalisés et aurions pu nous retrouver littéralement tout nus, comme cette équipe de télévision française. Les journalistes n’ont pas écouté Doumbia et se sont faits intégralement dévaliser.

À force de voyager avec Doumbia, nous l’invitons à manger à notre table. Ce n’est pas courant. Entre les africains et les étrangers, entre les africains eux-mêmes, les relations imposent des frontières aussi rigides qu’invisibles entre les gens. Doumbia était devenu un partenaire, nous voulions le consulter question logistique. Communiquer, c’est aussi briser les règles. Il a fini par accepter, mais après beaucoup d’hésitations. Il semblait impressionné par nous. Nous l’étions par lui. Sans lui, notre mission aurait tourné court.

Un soir, Doumbia me propose d’emmener une femme à ma chambre. Je lui demande pourquoi. Je ne me vois pas du tout avec une femme que je ne connais pas, que je désire encore moins. Il insiste. Je lui dis que, chez moi, je ne ferais pas un tel geste pour lui, je ne vois pas pourquoi lui le ferait. Comme pour me convaincre, il me propose d’emmener une vierge. C’est pire. Ce type d’exploitation me gêne énormément. Mais je ne peux pas le lui dire comme ça.
Au restaurant de l’hôtel, un européen est constamment accompagné d’une Ivoirienne. Pas besoin de faire un dessin pour savoir qu’elle est tout à son service. Quelque chose là-dedans me choque. Je ne vais pas voir les putes chez moi, je ne vois pas pourquoi je les verrais ici.
Au risque de marcher sur des oeufs, j’ai l’impression qu’il s’agit d’une forme de coutume; il est bien d’offrir une femme au visiteur. Je n’en sais rien.

Je n’ai pas aimé la Côte d’Ivoire, l’ambiance. J’y ai senti un fond de violence latent. Trois mois avant notre arrivée, il y a eu un coup d’État. On dit qu’il y avait beaucoup de cadavres dans les rues. Comme s’il flottait une forme de folie en attente de s’embraser.

Alger, Algérie, 2002
GGA Communications m’envoie en Algérie. Dans le cadre d’un programme de réforme économique, il faut préparer une campagne publicitaire, destinée aux 45 000 employés du Ministère des Postes, Téléphone et Télégraphe (P.T.T.). À lui seul, le ministère compte plus d’employés que Bell Canada. C’est tout ce que je sais avant de partir.

On me demande, une fois sur place, de ne parler à personne de mon travail. L’Algérie est une dictature. Quelque chose ne fonctionne pas dans cette demande, mais je ne sais pas pourquoi. Ce sentiment va rester en l’air, comme une ficelle. Et à un moment, je ne sais quand, la ficelle trouvera à s’attacher à une autre et faire sens.

Je suis responsable de l’élaboration d’une campagne publicitaire nationale, du développement des stratégies de communications publicitaires, d’un plan de communication.

Je me rapporterai au Secrétaire général, responsable du projet représentant le gouvernement algérien. Je dois le rencontrer au jour 6. C’est très court. Six jours pour comprendre la dynamique sociale, me faire une idée de la problématique et présenter un projet au Secrétaire général, c’est casse-cou. Avant mon départ, je demande à rencontrer trois réalisateurs de cinéma, pour qu’ils me racontent l’Algérie. Les artistes ont une vision organisée de leur univers. Les cinéastes vont m’aider à accélérer ma compréhension de l’Algérie.

Romain Duguay est chef de mission. Il me présente deux amies, que je vais interroger sans arrêt durant les cinq jours précédant ma rencontre avec le Secrétaire général.

Le gouvernement algérien veut scinder le Ministère des PTT en deux et ouvrir Djaweb, une filiale internet. Il s’agit d’une révolution, le passage du papier au numérique, la gestion des affaires en temps réel. Le projet consiste à en informer les employés et à préparer les esprits.

Lors de ma rencontre avec le Secrétaire général, j’ouvre la discussion avec un point qui me chicote. Par définition, un projet publicitaire fonctionne à la condition que l’information circule. Je ne peux donc pas passer sous silence mon travail, je dois en parler.

Autre point. Avec 45 000 employés, le projet ne peut être uniquement interne au ministère, il touche toute la société. Ces 45 000 personnes représentent certainement entre 30 000 et 45 000 familles. Or, en Algérie, les décisions se discutent en famille. Vous avez tout à fait raison, dit le Secrétaire, à chaque argument.

Un autre point me chicote, je vais en discuter avec la directrice du ministère. L’Algérie est un pays riche, la présence de quantité de multinationales américaines et européennes le montre bien. Les maisons privées disposent d’une quantité impressionnante d’antennes paraboliques, la population est branchée sur l’extérieur. La population est assez instruite. Exemple, ce chauffeur de taxi que me raconte l’époque romaine en Algérie. En l’écoutant, je vois bien que ne suis pas à Montréal.

L’Algérie compte une industrie du cinéma, même si plusieurs producteurs viennent de l’extérieur. Des maisons de graphisme et de communication ont pignon sur rue. À bien des égards, il y a ici une bonne connaissance générale de la communication. Je demande à notre cliente Pourquoi avez-vous besoin de moi? Sa réponse : parce que nous ne savons pas communiquer.

Le problème n’en est pas un d’argent ni d’éducation. Il est politique. Pour être un pays riche, instruit, et ne pas savoir communiquer, il faut être une dictature.

La dame continue en disant que l’aide ne vient pas non plus de l’international. Elle cite les grandes firmes américaines qui envoient leur personnel senior pour préparer les soumissions et présenter au client, et qui envoient ensuite des équipes junior sur le terrain.

Dans la même veine, GGA n’a pas fait mieux. Alors que nous repassions le cahier de charges du mandat avec la cliente, celle-ci a fait remarquer que GGA aurait au moins pu remplacer le mot Gabon par le mot Algérie dans sa proposition d’affaires. Un ange est passé.

Bamako, Mali, 2011
J’aurais préféré être colonisé par les Anglais que par les Français. L’homme qui a dit cette phrase est un Malien de 62 ans. Ancien militaire, il a travaillé durant plus de 30 ans dans la haute fonction publique, dans les secteurs financiers.

M. Oumar est un homme baraqué, à l’esprit vif. Il a une carrure d’athlète, une pièce d’homme, aurait dit mon père. M. Oumar est très intelligent. Il est mon partenaire dans le projet de plan de communication que je dois faire pour la firme Sogema, de Montréal. Même s’il n’a pas étudié dans le domaine, M. Oumar comprend très bien la communication. Il comprend très bien mes besoins pour le bon déroulement de mon travail.

Je viens préparer un plan de communication dans le cadre de la réforme des finances publiques du Ministère de l’Économie et des Finances du Mali. De la même façon que M. Mayaki m’avait ouvert les portes de son pays auprès des réseaux de communication au Niger, M. Oumar fera de même pour les institutions financières du Mali.

Le succès de ma mission dépend de la bonne relation avec mon partenaire-terrain. Nous allons passer six semaines ensemble, à rencontrer beaucoup de gens, à voyager et à tenter d’appréhender une réalité des finances publiques, en vue de proposer des actions de communication. Nous aurons des heures de conversation dans notre véhicule, au restaurant, au bureau. Je vais le bombarder de questions. Encore là, pour bien expliquer une situation, il faut d’abord la saisir et en articuler les grandes lignes. M. Oumar et moi avons très bien travaillé ensemble. Autrement, la mission aurait été un enfer.

Quand M. Oumar a dit cette phrase, je me suis dit c’est drôle, j’aurais préféré ne pas être colonisé du tout. Comme si, vu de cet africain, la colonisation était inévitable. Comme si les africains n’avaient pas eu les moyens d’assurer eux-mêmes leur développement. Comme si la colonisation avait vraiment bien réussi son travail d’incrustation dans les esprits.

Le projet de réforme des finances publiques doit rencontrer plusieurs objectifs. Par l’injection de nouvelles méthodes de travail, il doit hausser la qualité de l’ensemble des finances publiques maliennes au niveau des normes internationales. En même temps, le projet vise à éliminer la corruption. La communication numérique est au centre de ce projet, les connexions internet permettront une gestion en temps réel. Les fonctionnaires n’attendront plus un an, avant de savoir si les fonds ont été bien utilisés et dans quel but. Ils le sauront en temps réel. Mais ce passage du papier au numérique a ses conséquences: il oblige bien des fonctionnaires à perdre le pouvoir que le bon vieux tampon leur avait longtemps donné sur papier. La résistance est palpable.

Le projet malien m’apparaît rapidement comme une forme de révolution tranquille. Dans les années 60, le Québec a connu une évolution tout à fait similaire. En dehors de la nationalisation de l’électricité et de la laïcisation des institutions publiques, le Québec a d’abord dû transformer toute sa fonction publique, qui était à peu près inexistante à l’époque, et très ignorante des façons de faire. Instruire les fonctionnaires, établir des normes de travail, des méthodes bref, injecter une toute nouvelle culture de travail.

Curieusement, mes partenaires maliens savaient déjà cela. Il y a quelques années, ils ont fait venir au Mali, Jacques Parizeau, l’économiste et ancien Premier ministre du Québec, pour lui demander conseil. Dans les années 60, Jacques Parizeau a écrit le premier projet économique du Québec moderne, il était l’homme indiqué. M. Parizeau leur avait dit qu’il ne voyait pas de problème à ce que les Maliens mettent de l’ordre dans leurs finances publiques. Mais c’était le Mali d’avant Al Quaïda.

Le Mali est un empire millénaire. En Afrique, c’est un pays de tête, comme on dit d’un lac qu’il est un lac de tête, celui qui est approvisionné par les pluies et qui fournit en eau les ruisseaux qui feront des rivières, ainsi que les autres lacs. Le Mali est réputé, entre autres, pour la qualité de son basin, le tissu avec lequel on fabrique des robes et des tuniques pour hommes. Il a aussi la réputation des meilleures teintures. On vient de loin en Afrique pour apprécier la qualité du Mali.

Le projet sur lequel je travaille a débuté il y a six ans. Curieusement, on n’avait pas pensé établir plus tôt un plan de communication. Nous parlons tout de même de finances publiques, et le projet n’est pas encore public, après six ans d’existence. Je ne suis pas autrement surpris, bien des entreprises nord-américaines n’ont aucune sensibilité aux communications. En fait, l’insensibilité aux communications n’est ni africaine, ni nord-américaine ni d’ailleurs, elle est humaine. Or, notre projet interpelle au premier chef les fonctionnaires, puis et les citoyens. On ne peut instaurer de nouvelles normes dans les finances publiques, sans en informer le grand public.

Dès le départ, on me demande de faire en sorte que les maliens s’approprient le projet. L’appropriation semble être l’élément-clé du succès. Je ne comprends pas bien ce qu’on entend par là. J’ai questionné plusieurs responsables à propos de cette notion, sans jamais être satisfait des réponses. J’ai finalement répondu que je ne pourrais pas être responsable de l’appropriation ou de la non-appropriation du projet par le public. Je pouvais faire en sorte de placer des conditions favorables pour qu’il y ait appropriation, sans promettre davantage. C’est comme si on demandait au publicitaire de faire en sorte que les consommateurs achètent. Le mieux que le publicitaire puisse espérer dans son projet, c’est de séduire. Il présente son produit de telle sorte qu’il semble intéressant au public. Mais de là à faire acheter, impossible.
De la même façon, un plan de communication fonctionne si le produit est intéressant, dans la mesure où les fonctionnaires y voient un intérêt pour eux. Une certaine forme de coercition peut être envisagée, mais dans certaines limites. On peut obliger des fonctionnaires de rendre des comptes à leurs supérieurs sur une base régulière, quant à l’avancement des activités du plan. On ne peut punir quelqu’un dans le but de l’obliger à aimer.
Ce projet est financé au Canada par l’ACDI. L’agence est à l’origine de cette demande. Pour moi, il y a problème de méthode.

Le premier public est composé de fonctionnaires, des agents de l’état, en termes maliens. Nous allons donc leur rendre visite dans leurs structures. Nous avons rencontré 36 structures, toutes liées aux finances publiques, à Bamako et en région. Certains bureaux sont très modernes, fonctionnent à l’ère numérique. Leurs locaux sont somptueux. À l’opposé, d’autres sont dans un état lamentable, disposent de peu ou pas de ressources, et vivent encore à l’ère du papier.
La résistance envers le projet va d’une perte potentielle de contrôle à une incompréhension totale du projet. Certains ne voient le monde que par une très courte lorgnette; il en va de même de leur service.

J’ai entendu à quelques reprises un commentaire à l’effet que, de toute façon, ce plan était encore un projet de Blancs. J’ai lu ce commentaire de deux façons: 1) voué à l’échec et 2) un projet des Occidentaux. Cet argument de résistance était nouveau pour moi.

J’ai donc remonté à la source et consulté la Déclaration de Paris, un document signé en 2005 par l’ensemble des ministres des finances de 91 pays développés et en voie de développement. À la page 4 de ce document, il est question, pour les pays pauvres, à assurer la conduite de la coordination de l’aide à tous les niveaux et des autres ressources affectées au développement, en consultation avec les donneurs et en encourageant la participation de la société civile et du secteur privé. C’est la définition, version fonction publique, de l’appropriation.

À part cette phrase de M. Oumar, il n’a jamais été question entre nous du sujet de la colonisation. En principe, le Mali a acquis son indépendance à l’été 1960. Est-il pour autant décolonisé? Ce problème constitue la toile de fond de mon travail. Sans l’évoquer nécessairement, je dois en tenir compte dans la dynamique de communication.

Si les Maliens sont décolonisés, pourquoi parlent-ils encore le français, langue des colonisateurs? Pourquoi n’adoptent-ils pas le Bambara, autre principale langue du Mali?

Un dimanche, mon client m’a emmené dans la réunion d’une amicale. Vingt-cinq amis d’enfance se rencontrent depuis plusieurs années, et passent chaque dimanche ensemble. Il y a des diplomates, des journalistes, des chômeurs, mais surtout, des amis. Après les civilités en français, ils ont parlé entre eux le bambara tout le reste de l’après-midi. C’était, après tout, tout à fait normal. Je me disais qu’au Québec, tout le monde se serait probablement mis à l’anglais pour ne pas offusquer l’invité. Je me suis demandé qui d’eux ou de nous était colonisé. Ce n’était pas eux.

Les relations entre Maliens sont très structurées. Les hommes se reconnaissent dans un système de fratrie très complexe. Le nom de famille fait état du statut de l’homme, de son histoire et de celles des autres familles. Certaines familles ont tissé des liens depuis des générations. Certaines autres n’ont pas de lien. Aussi, le droit d’aînesse est très respecté. Je peux appeler un homme plus âgé que moi grand frère. C’est lui qui prend les décisions. Lorsque des hommes âgés entrent dans une pièce, les jeunes se lèvent automatiquement et leur cèdent leurs chaises. Un étranger comme moi s’identifie en fonction du nom du Malien qui l’a initié au Mali. On disait de moi que j’étais un Fofana, le nom de mon collègue des finances publiques.

Les femmes préparent à manger aux hommes, qui mangent avant elles. Ne sachant que faire avec les arêtes de mon capitaine de poisson, je cherche une poubelle. Il faut les jeter par terre, avec les pelures d’oranges et les os. Après le repas, les hommes se lèvent et changent de pièce. Les femmes vont ramasser les déchets, nettoyer le plancher et manger les restes. Un peu difficile.

En se dirigeant vers cette amicale, nous sommes arrêtés chez un des amis militaires, qui ne pouvait être présent à la réunion. Lorsque l’ami m’a présenté sa jeune fille, celle-ci a baissé la tête devant moi, comme si elle voulait à tout prix éviter mon regard, comme si on le lui avait appris. Elle a littéralement jeté son regard par terre, comme une soumission. Une forme de violence que je ne connaissais pas. Comme si elle avait reçu un coup de fouet l’enjoignant à se prosterner. Un pays indépendant ne regarde pas par terre.

Les Nigériens, les Ivoiriens, les Algériens et les Maliens vont difficilement s’approprier des projets de communication sociale imposés par les grands pays d’Occident. C’est comme si on les obligeait à reconnaître de nouvelles frontières qui ne sont pas les leurs. D’une certaine façon, les projets sur lesquels j’ai travaillé ont une constante: ils ont été imposés aux populations locales par des organismes internationaux. Tout se passe comme si la colonisation se poursuivait à l’intérieur des nouvelles frontières, celles des esprits. Obliger les Maliens à réformer leurs finances publiques pour les rendre conformes aux normes internationales, c’est imposer au Mali des outils qu’ils n’ont pas les moyens de se payer. C’est aussi leur imposer des nouvelles méthodes de travail qui ne sont pas les leurs. Je les vois difficilement accepter ces projets par appropriation. J’ai mis du temps à comprendre pourquoi.

Si, au Québec, je ne suis pas content de la gestion de tel ou tel ministère, je peux interpeller le ministre, le premier ministre ou le grand public. Je suis en mesure de le faire, parce que notre fiscalité nous appartient. Or, la fiscalité du Mali n’appartient pas aux Maliens, mais aux pays bailleurs de fonds, les États-Unis, le Canada et l’Union européenne, dans ce cas-ci. À la limite, je peux débarquer à Bamako avec mon passeport Canadien, et demander au ministre de l’Économie et des Finances publiques de me rendre compte de son travail. Après tout, il s’agit en partie de mon argent.
Lors d’une rencontre à Bamako en juin 2011, le responsable de l’Union Européenne nous a clairement souligné l’impatience de ses patrons quant à la réalisation de la réforme malienne. Les bailleurs de fonds veulent savoir où va leur argent. Je les comprends parfaitement, il s’agit aussi du nôtre. Mais pourquoi ne vous êtes-vous pas posé la question avant?

J’ai transmis cette lecture des choses à mon ami Bory. Il m’a répondu que j’avais tout à fait raison. Les Maliens, les Algériens, les Ivoiriens, les Nigériens ne sont pas propriétaires de leurs finances publiques. Comment pouvons-nous alors parler d’appropriation? Encore un projet de Blancs?

Et les Noirs?