Travailler
dans un pays étranger nous fait entrer immédiatement dans la façon de faire et
de penser de nos hôtes. C’est un cours en accéléré; il faut mettre les bouchées
doubles pour résoudre des problèmes d’une nouvelle réalité.
Ma
vision de l’Afrique et de certains Africains s’est forgée au gré des voyages,
au Niger, en Côte d’Ivoire, en Algérie, au Sénégal et au Mali. À force d’aller
en Afrique, l’Afrique entre forcément en vous. Ce n’est pas un portrait de
l’Afrique, mais des perceptions à propos de gens de différents pays, qui ont beaucoup
de vécu en commun. Certaines perceptions heurtent plus que d’autres. Elles
restent ancrées dans la mémoire et dans la chair, comme un pincement qui
lèverait la main vous dire quelque chose. Je ne veux pas établir ce qui
différencie le nigérien du malien ou de l’ivoirien. Je cherche à voir ce qui
rassemble des hommes et des femmes qui ont un en commun un grand passé, une
langue qui n’est pas la leur, et le désert.
Tous
les pays visités ont été frappés par un héritage colonial Français. Leurs
frontières sont européennes, leurs imaginaires, africains, et leur indépendance
a été déclarée entre juin et août 1960.
À
plusieurs égards, les humains se ressemblent. Peu importe le pays, la misère a
le même visage, la mentalité de colonisé aussi, comme l’amour et l’amitié. La
fraternité entre un Noir africain musulman et un Blanc nord-américain athée ne
s’invente pas; elle s’installe plus ou moins rapidement, plus ou moins
naturellement, comme toute relation. Un jour, Bory m’a dit Tu es mon frère
blanc, un très beau cadeau.
C’est
un récit impressionniste, imbibé de colère, de frontières, de racisme, de honte,
de blessures, de fierté, de couleurs et surtout, de beaucoup d’ignorances.
Montréal,
Canada, 1981
Mon
premier contact avec l’Afrique de l’Ouest a eu lieu en janvier 1981, à
l’Université du Québec à Montréal. Ce jour-là, il y avait, au département des
Communications, un débat entre le Nigérien Bory Seyni et le Gabonnais William
Oyonne. Je ne me souviens pas du sujet mais, pour la première fois, j’entendais
parler de l’Afrique par des Africains. Certains sont attirés par les Indes,
d’autres par l’Australie, moi, c’est l’Afrique.
Bory
et moi sommes vite devenus amis. À l’âge de 23 ans, il avait été le rédacteur
en chef du Sahel, le seul journal du Niger à l’époque. Ce poste lui donnait
accès non seulement aux réseaux politiques du pays, mais aux ambassades
installées au Niger. J’étais impressionné. Nous discutions souvent et
longuement. Bory m’initiait à l’Afrique.
Dans
ma perception, le citoyen d’Afrique est d’abord Africain et ensuite, citoyen de
son pays. À la façon des Américains, le citoyen africain s’identifie d’abord par
rapport au continent. Il y aurait l’Africain nigérien, l’Africain malien et
l’Africain ivoirien. Un jour, dans une brasserie près de l’université, un
européen a demandé à Bory quel était son pays d’origine. Bory a refusé de lui
répondre. Pour lui, les européens étaient responsables d’avoir imposé des
frontières qui ne correspondaient pas à l’histoire africaine. Les frontières
africaines étaient ethniques ou géographiques, un cours d’eau, un désert, un
concept, une chaîne de montagnes. Durant la colonisation, les européens ont tracé
de nouvelles frontières à partir de critères avec lesquels les Africains ne se
reconnaissent pas. Première leçon: les Africains vivent dans un pays qui n’est
pas le leur. De cet héritage, Bory a conservé la colère.
La
colère et les frontières sont les deux paramètres fondamentaux pour comprendre
l’Afrique. Trente ans plus tard, cette remarque me reviendra comme un
boomerang. Mais pour l’instant, j’ai encore beaucoup de choses à apprendre.
Niamey,
Niger, 1998.
En
mai 1998, GGA Communications, une firme de relations publiques de Montréal, me
demande de participer à un appel d’offres international de la Banque mondiale,
pour un projet au Niger. La firme me propose de m’occuper du volet publicitaire
pour un programme de privatisation de sociétés d’État nigériennes. Nous
soumissionnons, entre autres, contre Publicis, firme de communication française
au rayonnement mondial. De notre côté, je suis seul.
Nous
ne disposons de très peu de documents pour travailler. Au mieux, nous trouvons
le drapeau du Niger. Nous savons que le pays compte environ 54 000 téléviseurs,
principalement dans la capitale. À l’extérieur, la radio est le média de masse.
Nous savons aussi qu’une grande partie de la population est analphabète.
La
notion d’intelligence est un débat en publicité. Bien des annonceurs pensent
que le public n’est pas très intelligent, qu’il faut tout lui dire. Dans les
agences, le public était souvent comparé au “gorille moyen”. D’autres préfèrent
développer des projets s’adressant à l’intelligence. C’est ce que nous ferons,
malgré un contexte inconnu. Pour la première fois, je m’adresse à des gens qui
ne savent pas lire. Mais analphabète ne veut pas dire bête, l’intelligence est
d’un autre ressort. Elle est ou n’est pas, sans égards avec l’instruction ou
l’éducation. Notre message sera simple, et associé à une image.
Nous
suggérons le thème Pour un Niger fort et
prospère. Le projet de nationalisation renforcera l’économie
nigérienne. Le visuel montre un baobab et le soleil, deux symboles forts aux
yeux des africains, croyons-nous, espérons-nous. Le baobab est symbole de paix,
de non-violence et de longévité. À nos yeux, le soleil est symbole d’espoir. Nous
espérons seulement que ces symboles seront partagés au Niger. Si
nous gagnons, dit mon client Pablo Rodriguez, tu vas faire projet là-bas.
Six
mois plus tard, mon avion survole le Sahara, en route vers Niamey. L’attraction
du désert doit tenir du fait qu’il nous est tellement étranger. Le Sahara est
sans fin. Il me semble voir atterrir, entre les dunes, un avion Latécoère de
l’Aéropostale. À son bord, le pilote Jean Mermoz ou Antoine de St-Exupéry ou
Henri Guillaumet, accompagné d’un mécano. Ce sont les héros les plus fascinants
de mon enfance, plus que Tintin. Ils vont livrer du courrier sur la ligne Toulouse-Casablanca,
au Maroc, et Casablanca-Dakar, au Sénégal. Jean Mermoz et les Touareg
constituent mon premier vrai contact avec l’Afrique de l’Ouest. L’Aéropostale
est le grand-père d’Air France. Nous sommes en 1918.
Voyager en première
classe sur Air France est un délice. Avant le départ, on m’offre du champagne,
histoire de me faire décoller plus tôt. Comme je ne suis pas amateur, j’ai
décollé en même temps que tout le monde.
Le premier choc
culturel m’a frappé en vol, dans le guide de voyages Lonely Planet. J’y lis que le salaire annuel moyen au Niger est de
200 $. On a déboursé 6 500 $ pour mon billet. Un billet Montréal-Niamey en première
classe, sur Air France, c’est trente-deux ans et demi de salaire moyen du Niger.
Je suis pris d’un vertige de l’indécence. Un énorme grain de sable dans
l’engrenage de la « coopération » internationale.
En débarquant de
l’avion, j’ai un problème important à résoudre. Je viens écrire et produire des
messages de communication pour une société que je ne connais pas. Tout ce que
je sais, c’est que les téléviseurs se trouvent majoritairement dans la
capitale, le reste du pays étant lié par la radio. En débarquant de l’avion, je
sais que je vais trouver la réponse à ma question, mais je ne sais pas comment.
Le
lendemain de mon arrivée, je sors rejoindre le chauffeur qui va nous
accompagner durant toute notre mission. Il m’emmène aux bureaux de la Cellule
de privatisation, notre client. Le chauffeur nous apprend que notre avion d’Air
France a passé la nuit à Ouagadougou, au Burkina Faso, un ennui de moteur. Il
sera donc en retard sur son itinéraire de retour. Première constatation: les
réseaux humains, le bouche-à-oreilles, semblent être très forts ici. Ce peut
être dû à la tradition orale très forte en Afrique ou à une absence de médias
organisés. Si vous voulez savoir ce qui se passe à Niamey, vous demandez au
chauffeur de taxi.
Nous
avons une première rencontre avec les responsables de la Cellule de
coordination du programme de privatisation. Ces gens relèvent directement du
ministre de la Privatisation.
Le projet vise la
nationalisation de 12 sociétés d’État, dont :
·
l'Office du lait
du Niger (OLANI)
·
la Société
nigérienne de Cimenterie (SNC)
·
la Société
nigérienne de Textiles (Sonitextil)
·
la Société
nationale des Eaux (SNE)
·
l'Office des Eaux
du Sous-sol (OFEDES)
·
la Société
nigérienne des Produits Pétroliers (SONIDEP)
·
la Société
nigérienne d'Electricité (NIGELEC)
·
la Société
nigérienne des Télécommunications (SONITEL)
·
l'Abattoir
frigorifique de Niamey
·
la Société de
Location de matériel des Travaux Publics (SLMTP)
·
la Société
propriétaire et exploitante de l'Hôtel Gaweye (SPEHG)
·
la Société du Riz
du Niger (RINI)
Découverte : les
africains de l’Ouest sont friands d’acronymes longs comme le bras. Ce qui me
frappe durant la première réunion, c’est que mes collègues nigériens prennent
en note tout ce que je dis. J’expose ma mission de communication sociale, les
étapes, l’écriture de messages télé et radio, en collaboration avec les équipes
nigériennes. Nous voulons faire en sorte que la population nigérienne se sente
chez elle dans les messages. Il n’est pas question de produire des messages
télé à l’occidentale, les gens ne se sentiront pas visés.
Pour
m’ouvrir les horizons, je travaillerai avec M. Mayaki, un grand monsieur qui aurait
dirigé l’équivalent chez nous de la Société Radio-Canada, du CRTC et de Bell
Canada. M. Mayaki en connait un bout sur les communications nigériennes. À elle
seule, sa grande expertise fait ouvrir toutes les portes.
Les
premiers contacts personnels sont particuliers. Chaque nigérien demande de vos nouvelles,
de votre famille, des nouvelles des enfants, et deux fois plutôt qu’une. Ça va?
Et la famille, ça va? Et madame, ça va? Et les enfants? Et vous, ça va? Vous
répondez Très bien, merci. La famille est bien, merci. Les enfants, très bien. Et
vous rendez la pareille; très bien, merci. Et vous, ça va? Et la famille, ça
va? Et les enfants? Les premières fois, c’est épuisant. Ensuite, on s’habitue.
Ces formules de politesses sont l’antichambre des relations personnelles, comme
un pallier de décompression. Mieux vaut respecter cette étape, elle met la table
pour la suite des choses et permet l’intégration.
La
première semaine est consacrée à rencontrer des responsables de sociétés d’état
à privatiser, histoire de mieux comprendre la dynamique. Ces visites sont
utiles pour l’instant, même si mes préoccupations se situent en amont. Je ne
sais pas encore comment je vais organiser les messages destinés au public
nigérien. Une fois que j’aurai trouvé, je saurai comment intégrer les
informations que je reçois présentement.
Au
jour 8, je passe la soirée avec M. Mayaki, qui me conte une bonne partie de sa
vie, ses huit enfants, ses espoirs, le nigérien, la nigérienne, la carrière. Nous
discutons, sous le magnifique ciel du Niger et soudain, M. Mayaki ne le sait
pas, il vient de donner réponse à ma grande question. En entrant à l’hôtel ce
soir-là, je sais comment présenter mes scénarios.
À
l'Abattoir frigorifique de Niamey, un employé entend à la radio la nouvelle de
la privatisation de son entreprise. Contrarié, il discute avec des collègues.
Leur principale crainte est de subir des compressions suite à la privatisation.
L’homme retourne chez lui pour le repas du midi. En entrant chez lui, il
regarde à peine ses enfants, tellement il est inquiet. Sa femme s’enquiert
auprès de lui. Suit une discussion durant laquelle elle lui explique que la
nationalisation permettra à l’entreprise non seulement de se moderniser, mais
aussi d’offrir de meilleurs produits. Et, ajoute la femme, l’économie du pays
s’en portera mieux. De retour à l’Abattoir, l’homme est rassuré, il convainc
même un collègue perplexe.
Le
lendemain, je présente ce synopsis au client de la Cellule de la privatisation,
qui l’approuve immédiatement. Pour que le message passe, il doit être rédigé selon
des repères culturels connus du public visé. Au Niger, dit M. Mayaki, la femme
est le pivot de la famille et de la société. C’est elle qui éclaire et influence
les décisions. L’homme travaille souvent à l’extérieur, mais il a besoin de
l’appui de sa femme pour fonctionner.
Le
réalisateur sera nigérien. Les comédiens et le monteur aussi. Ainsi, les lieux,
les plans, les mots, les angles, les longueurs de plans seront des gens du pays.
À
cette étape, je ne m’inquiète pas des raisons politiques et idéologiques internationales
qui sous-tendent ce projet de nationalisation. J’en suis à ma première
expérience internationale, j’ai bien d’autres aspects auxquels m’adapter. Tout
de même, je trouve curieux de nationaliser des entreprises aussi névralgiques
que le téléphone, l’électricité et les eaux.
Les
femmes nigériennes sont époustouflantes de couleurs. Beaucoup de femmes sont
bien en chair, ce que semblent apprécier bien des hommes. Les couleurs vives
des robes et des chapeaux me donnent l’impression d’une joie de vivre à toute
épreuve, comme un coup de pied au destin. Et l’agencement des couleurs ne me
semble pas dû au hasard, mais à une recherche de richesse culturelle. Les pays
est pauvre, mais pas ses gens.
Nous
allons filmer deux versions du même message, une en Français, une en Haoussa.
Dans la version française, les comédiens sont habillés à l’européenne; la
version Haoussa met en scène des paysans. Les deux locations de tournage sont
situées à proximité. Les comédiens forment une troupe de théâtre, spécialisée
dans les sketches. En Afrique, la communication sociale passe beaucoup par des
pièces de théâtre. Leur impact est grand et le message, bien expliqué. Les
sketches sont surtout utiles pour les populations des régions éloignées. Une
société dont les origines sont orales s’adapte-t-elle bien aux médias
électroniques?
Le
matin du tournage, pas de comédiens à l’heure dite. Leur chauffeur ne s’est pas
pointé. C’est embêtant, le temps file et la journée est chargée. Monter des
horaires avec des gens qui n’en ont pas l’habitude demeure une opération
fragile. Notre chauffeur ne s’est pas levé. Son indifférence me frappe. Aucun
remords, aucune excuse de nous avoir laissés en plan, on dirait que nous sommes
devenus des étrangers. Encore un peu, il serait surpris de notre inquiétude.
Explication de mon ami Bory : c’est la rencontre du temps mythique et du
temps historique.
Le
temps historique s’inscrit dans une continuité. C’est le nôtre. Un temps
planifié, il se conjugue au passé, au présent et au futur. Un grain de sable
dans le présent risque de faire déraper le futur proche. De même, un présent amoché
trouve sa source dans le passé. C’est un temps horizontal.
Le
temps mythique est vertical. Une action n’a pas de répercussion dans le futur.
À la limite, le passé n’est pas garant du présent. Dire oui un jour et faire
non le lendemain est sans conséquence. Ce qui différencie le temps mythique du
temps historique, ce n’est pas le paradigme, mais l’espace-temps, les planètes.
Le
tournage est commencé. Le réalisateur, les comédiens, les décors, tous sont
nigériens, sauf moi. Nous utilisons une camera Betacam, empruntée à l’Office de radiodiffusion télévision du Niger (ORTN), le même type utilisé par nos réseaux de télévision. Durant le
tournage, une 4x4 arrive. On vient chercher la caméra, une conférence de presse
du président de la république. L’ORTN dispose d’une seule caméra Betacam pour
tout le pays. Le pays ne possède donc aucune structure de production, ni de
graphisme, ni publicitaire, ni de cinéma. Autrement, nous disposerions de plus
d’équipements. Je comprends aussi pourquoi certains événements de portée
nationale sont toujours filmés en plan large pour la télé : avec une seule
caméra à sa disposition, le cameraman ne rate rien de l’occasion.
Le montage se déroule dans les locaux de
l’ORTN. Par chance, une grève des monteurs a été évitée, nous pouvons
travailler.
Un membre de la Cellule de
privatisation demande à nous rencontrer en privé. Nous ne le connaissons pas
bien. Il est rentré récemment d'un séjour d'Arabie Saoudite et a assisté à une
seule de nos rencontres. Son nom n’est pas important. Si ce n’est pas lui, ce
sera un autre.
Nous le voyons au bar de notre
hôtel. Nous sommes trois, mon client, ce monsieur et moi. Il entre directement
dans le sujet: Vous avez certainement remarqué dans notre équipe la faiblesse
de certains éléments. Suit une proposition: pour la suite des choses, nous nous
adressons dorénavant à lui, il se chargera des dossiers auprès de la Cellule.
Bref, il outrepasse la ligne de communication officielle, il bypass notre
client. Il n’offre pas d’argent. Toutefois, je me dis c'est à ça que ressemble
la corruption. Mon client refuse sur-le-champ. Nous ne reverrons plus ce
monsieur durant notre séjour. Plusieurs années plus tard, je reçois un appel de
GGA. Devenu Ministre de la privatisation, le monsieur est en visite à Montréal.
Il roule en limousine et loge dans un 4 étoiles. Il désire nous rencontrer pour
un cocktail. Les pays pauvres n'ont pas nécessairement besoin des pays riches
pour leur créer de la misère. Certains de leurs propres citoyens y arrivent
aisément.
Lors
de notre dernière rencontre avec nos partenaires nigériens, je dresse un bilan
de ma mission, étape par étape. À chacune, les partenaires cochent les notes
prises au tout début du projet. Le travail de publicitaire est parfaitement
inconnu ici, le pays ne dispose d’aucune structure de production privée. Les
clients prennent des notes au début du projet et les cochent à la fin, comme
une liste d’épicerie.
Je
quitte le Niger avec une autre question : peut-on être sensible à la
publicité le ventre creu? Préparer une campagne publicitaire, alors qu’une
grande partie de la population mange à peine un repas par jour, a quelque chose
d’indécent. Quelque part, toute l’opération s’est déroulée au-dessus des têtes
de la population.
Abidjan,
Côte d’Ivoire, 2001
À
l’automne, 2001, je quitte pour la Côte d’Ivoire. Cédric Loth, mon ami et partenaire
réalisateur, son fils Virgile, monteur, et moi, allons tourner un film
promotionnel pour la Bourse Régionale des Valeurs Mobilières d’Afrique de
l’Ouest (BRVM). Nouvellement fondée, la Bourse a besoin d’un document qui sera
diffusé dans les huit pays de l’Union monétaire et économique Ouest-Africaine, l’UEMOA
(Sénégal, Mali, Niger, Côte d’Ivoire, Togo, Burkina Faso, Guinée-Bissau et
Bénin). Le projet est financé par l’Agence Canadienne en Développement
International (ACDI).
J’ai
appris de mon expérience du Niger qu’il vaut mieux être entièrement autonome.
Comme le métier de communicateur n’existe pas en Afrique de l’Ouest, les
réflexes associés à la pratique n’existent pas non plus, pas plus que
l’équipement. Lorsque nous débarquons en tant que consultants, notre expertise
est technique, mais aussi logistique. Elle va jusque dans le réflexe d’appeler
nous-mêmes un client pour prendre rendez-vous. Nous ne pouvons prendre pour
acquis que ce simple geste soit pensé par nos hôtes. Pour cette raison, ces
projets comprennent une phase de transfert de technologies, une formation
permettant à nos partenaires d’utiliser les nouveaux moyens techniques. Un
moyen technique ne vaut pas grand chose s’il n’est pas accompagné d’une
formation. Le moyen technique est surtout un outil au service d’une mentalité,
d’une culture de travail. Et la culture de travail fait partie de l’acquis,
elle n’est pas innée.
Nous
avons le projet de réaliser un film expliquant les objectifs et le
fonctionnement de la Bourse à d’éventuels investisseurs. L’arrivée de la Bourse
n’est rien de moins qu’une révolution dans les mœurs économiques africaines. Un
peu avant notre arrivée, un marché a brûlé à Abidjan. Les rumeurs disent qu’un
million de dollars en argent aurait brûlé, les gens ici gardant toutes leurs
économies avec eux. Ainsi, au moment de faire un achat, le père se fait parfois
conseiller par son fils. Lorsque le fils donne son accord, le père fouille dans
la djelabbah et sort un rouleau d’argent. C’est cet argent que la Bourse
aimerait voir circuler dans son réseau. Contrairement à l’économie
traditionnelle, la Bourse ne garde pas l’argent roulé dans les vêtements, mais
dans des comptes bancaires.
C’est
ce que le film va expliquer. Entre autre idée, Cédric veut filmer des antilopes
à la course et les superposer aux cotes de la bourse qui défilent à
l’horizontale, dans un ruban électronique. L’antilope aura l’air de courir dans
le même corridor que les chiffres, tatouant ainsi l’Afrique dans la bourse.
Communiquer à l’international, c’est écrire dans les termes de l’autre.
La
télévision est un médium de gros plan. Nous voulons filmer les entrevues en
plan rapproché, plus intimes. Le directeur général de la Bourse, un Français,
n’est pas d’accord : les africains ne sont pas habitués à voir des gros plans,
ils vont porter attention aux défauts de peau et se moquer. C’est mon premier
rendez-vous avec le racisme institutionnel.
L’intelligence
est un don de la nature. Si ça se trouve, elle est répartie également dans
toutes les parties du monde, et n’a rien à voir avec l’instruction. Aussi, il
suffit de se promener dans les rues d’Abidjan pour remarquer quantité d’antennes
paraboliques. Ces antennes pointées vers l’étranger disent la curiosité des Ivoiriens
branchés sur les réseaux de télévision du monde entier. Ils regardent des
publicités, des émissions et des films de partout, bref, voient des plans de
toutes sortes. Le visage d’un des leurs en gros plan à la télé ne les fera pas
tomber en bas de leur chaise.
Il
y a un marché tout près de la Bourse. Nous nous y rendons, pour filmer le
commerce en action. Le marché est assez vaste. Nous y sommes depuis une
demi-heure, un homme vient nous voir. Nous filmons sans autorisation. On nous
emmène à l’autre bout du marché, vers une petite agora qui pourrait servir de
tribunal. Un homme nous attend. Le marché est en fait une mini société, avec
son chef et ses règles. Je m’assois devant lui. Autour de nous, il y a
certainement une centaine de personnes. Pas agressives, juste curieuses. L’homme
est très poli. Que faisons-nous ici? Nous aurions dû demander une autorisation.
Pardonnez notre ignorance, nous ne voulions pas vous froisser. Nous cherchons
des plans pour illustrer des transactions financières. Tout l’entourage est
très silencieux. Nous entrons de plain-pied dans ce que la culture africaine a
de plus riche, l’élégance et la palabre. C’est le regroupement de la communauté
autour de la parole. Ici, nous échangeons et résolvons les problèmes. La
recherche d’une solution est un moment fort de la communication. Les gens qui
nous entourent sont fortement solidaires. La noblesse du moment a trait aux
individus, pas à l’argent. C’est beaucoup cela, l’Afrique.
Le
tournage d’une usine de traitement d’huile de palme nous emmène vers la
capitale, Yamoussoukro, à 240 km au nord
d’Abidjan. Au sortir de la ville, un barrage militaire. Cédric et Virgile sont
assis à l’arrière, la caméra sur le siège, entre eux. Doumbia, notre chauffeur,
et moi, sommes à l’avant. Un militaire, mitraillette enroulée à l’épaule,
s’approche, les yeux rouges de sang. Il veut confisquer la caméra, il nous a
vus filmer. Il ment, la caméra n’est pas en fonction. Il veut simplement engraisser
sa journée. Nous discutons et je me jure qu’il ne partira pas avec la caméra.
Le ton monte. Doumbia me suggère de présenter notre ordre de mission, signé par
le ministre des Finances. Tout de suite, les résistances tombent. Le militaire
nous laisse partir. En Afrique, les gens sont très respectueux de la hiérarchie
politique, une lettre signée par un ministre a beaucoup de poids. D’ailleurs,
quantité de missions sont accompagnées d’une telle lettre. Doumbia nous a sauvé
la mise, ce ne sera pas la seule fois.
Doumbia est un athlète. Très musclé, cinq pieds sept, ceinture
noire de karaté, ses dents blanches doivent éclairer la nuit. Son rôle consiste
à nous guider et nous protéger, nous éviter de faire des bêtises. Un jour, la
vis de fixation de mon trépied brise. Doumbia est parti avec le trépied, pour
revenir 30 minutes plus tard, la pièce soudée. Un autre jour, nous voulons
filmer la ville à partir d’un pont. Doumbia insiste pour que nous louions les
services de policiers. Nous n’avons pas le temps, le soleil se couche. Doumbia insiste.
Il ne viendra pas si nous ne sommes pas accompagnés de policiers. Nous passons donc
au bureau de police. Durant le tournage, des gens se sont approchés de nous sur
le pont. Ce sont des voleurs, dit Doumbia. Sans les policiers loués, nous
aurions été dévalisés et aurions pu nous retrouver littéralement tout nus,
comme cette équipe de télévision française. Les journalistes n’ont pas écouté Doumbia
et se sont faits intégralement dévaliser.
À force de voyager avec Doumbia, nous l’invitons à manger à
notre table. Ce n’est pas courant. Entre les africains et les étrangers, entre
les africains eux-mêmes, les relations imposent des frontières aussi rigides
qu’invisibles entre les gens. Doumbia était devenu un partenaire, nous voulions
le consulter question logistique. Communiquer, c’est aussi briser les règles.
Il a fini par accepter, mais après beaucoup d’hésitations. Il semblait
impressionné par nous. Nous l’étions par lui. Sans lui, notre mission aurait
tourné court.
Un soir, Doumbia me propose d’emmener une femme à ma
chambre. Je lui demande pourquoi. Je ne me vois pas du tout avec une femme que
je ne connais pas, que je désire encore moins. Il insiste. Je lui dis que, chez
moi, je ne ferais pas un tel geste pour lui, je ne vois pas pourquoi lui le
ferait. Comme pour me convaincre, il me propose d’emmener une vierge. C’est
pire. Ce type d’exploitation me gêne énormément. Mais je ne peux pas le lui
dire comme ça.
Au restaurant de l’hôtel, un européen est constamment
accompagné d’une Ivoirienne. Pas besoin de faire un dessin pour savoir qu’elle
est tout à son service. Quelque chose là-dedans me choque. Je ne vais pas voir
les putes chez moi, je ne vois pas pourquoi je les verrais ici.
Au risque de marcher sur des oeufs, j’ai l’impression qu’il
s’agit d’une forme de coutume; il est bien d’offrir une femme au visiteur. Je
n’en sais rien.
Je n’ai pas aimé la Côte d’Ivoire, l’ambiance. J’y ai senti
un fond de violence latent. Trois mois avant notre arrivée, il y a eu un coup
d’État. On dit qu’il y avait beaucoup de cadavres dans les rues. Comme s’il
flottait une forme de folie en attente de s’embraser.
Alger, Algérie, 2002
GGA Communications m’envoie en Algérie. Dans le cadre d’un
programme de réforme économique, il faut préparer une campagne publicitaire,
destinée aux 45 000 employés du
Ministère des Postes, Téléphone et Télégraphe (P.T.T.). À lui seul, le
ministère compte plus d’employés que Bell Canada. C’est tout ce que je sais avant
de partir.
On
me demande, une fois sur place, de ne parler à personne de mon travail. L’Algérie
est une dictature. Quelque chose ne fonctionne pas dans cette demande, mais je
ne sais pas pourquoi. Ce sentiment va rester en l’air, comme une ficelle. Et à
un moment, je ne sais quand, la ficelle trouvera à s’attacher à une autre et
faire sens.
Je
suis responsable de l’élaboration d’une campagne publicitaire nationale, du
développement des stratégies de communications publicitaires, d’un plan de
communication.
Je
me rapporterai au Secrétaire général, responsable du projet représentant le
gouvernement algérien. Je dois le rencontrer au jour 6. C’est très court. Six
jours pour comprendre la dynamique sociale, me faire une idée de la
problématique et présenter un projet au Secrétaire général, c’est casse-cou.
Avant mon départ, je demande à rencontrer trois réalisateurs de cinéma, pour
qu’ils me racontent l’Algérie. Les artistes ont une vision organisée de leur
univers. Les cinéastes vont m’aider à accélérer ma compréhension de l’Algérie.
Romain
Duguay est chef de mission. Il me présente deux amies, que je vais interroger sans
arrêt durant les cinq jours précédant ma rencontre avec le Secrétaire général.
Le
gouvernement algérien veut scinder le Ministère des PTT en deux et ouvrir
Djaweb, une filiale internet. Il s’agit d’une révolution, le passage du papier
au numérique, la gestion des affaires en temps réel. Le projet consiste à en
informer les employés et à préparer les esprits.
Lors
de ma rencontre avec le Secrétaire général, j’ouvre la discussion avec un point
qui me chicote. Par définition, un projet publicitaire fonctionne à la
condition que l’information circule. Je ne peux donc pas passer sous silence
mon travail, je dois en parler.
Autre
point. Avec 45 000 employés, le projet ne peut être uniquement interne au ministère,
il touche toute la société. Ces 45 000 personnes représentent certainement
entre 30 000 et 45 000 familles. Or, en Algérie, les décisions se discutent en
famille. Vous avez tout à fait raison, dit le Secrétaire, à chaque argument.
Un
autre point me chicote, je vais en discuter avec la directrice du ministère. L’Algérie
est un pays riche, la présence de quantité de multinationales américaines et
européennes le montre bien. Les maisons privées disposent d’une quantité
impressionnante d’antennes paraboliques, la population est branchée sur
l’extérieur. La population est assez instruite. Exemple, ce chauffeur de taxi
que me raconte l’époque romaine en Algérie. En l’écoutant, je vois bien que ne suis
pas à Montréal.
L’Algérie
compte une industrie du cinéma, même si plusieurs producteurs viennent de
l’extérieur. Des maisons de graphisme et de communication ont pignon sur rue. À
bien des égards, il y a ici une bonne connaissance générale de la
communication. Je demande à notre cliente Pourquoi avez-vous besoin de moi? Sa
réponse : parce que nous ne savons pas communiquer.
Le
problème n’en est pas un d’argent ni d’éducation. Il est politique. Pour être
un pays riche, instruit, et ne pas savoir communiquer, il faut être une dictature.
La
dame continue en disant que l’aide ne vient pas non plus de l’international.
Elle cite les grandes firmes américaines qui envoient leur personnel senior
pour préparer les soumissions et présenter au client, et qui envoient ensuite
des équipes junior sur le terrain.
Dans
la même veine, GGA n’a pas fait mieux. Alors que nous repassions le cahier de
charges du mandat avec la cliente, celle-ci a fait remarquer que GGA aurait au
moins pu remplacer le mot Gabon par le mot Algérie dans sa proposition d’affaires.
Un ange est passé.
Bamako,
Mali, 2011
J’aurais
préféré être colonisé par les Anglais que par les Français. L’homme qui a dit
cette phrase est un Malien de 62 ans. Ancien militaire, il a travaillé durant
plus de 30 ans dans la haute fonction publique, dans les secteurs financiers.
M.
Oumar est un homme baraqué, à l’esprit vif. Il a une carrure d’athlète, une
pièce d’homme, aurait dit mon père. M. Oumar est très intelligent. Il est mon
partenaire dans le projet de plan de communication que je dois faire pour la
firme Sogema, de Montréal. Même s’il n’a pas étudié dans le domaine, M. Oumar
comprend très bien la communication. Il comprend très bien mes besoins pour le
bon déroulement de mon travail.
Je
viens préparer un plan de communication dans le cadre de la réforme des
finances publiques du Ministère de l’Économie et des Finances du Mali. De la
même façon que M. Mayaki m’avait ouvert les portes de son pays auprès des
réseaux de communication au Niger, M. Oumar fera de même pour les institutions
financières du Mali.
Le
succès de ma mission dépend de la bonne relation avec mon partenaire-terrain.
Nous allons passer six semaines ensemble, à rencontrer beaucoup de gens, à
voyager et à tenter d’appréhender une réalité des finances publiques, en vue de
proposer des actions de communication. Nous aurons des heures de conversation
dans notre véhicule, au restaurant, au bureau. Je vais le bombarder de
questions. Encore là, pour bien expliquer une situation, il faut d’abord la
saisir et en articuler les grandes lignes. M. Oumar et moi avons très bien
travaillé ensemble. Autrement, la mission aurait été un enfer.
Quand
M. Oumar a dit cette phrase, je me suis dit c’est drôle, j’aurais préféré ne
pas être colonisé du tout. Comme si, vu de cet africain, la colonisation était
inévitable. Comme si les africains n’avaient pas eu les moyens d’assurer
eux-mêmes leur développement. Comme si la colonisation avait vraiment bien
réussi son travail d’incrustation dans les esprits.
Le
projet de réforme des finances publiques doit rencontrer plusieurs objectifs.
Par l’injection de nouvelles méthodes de travail, il doit hausser la qualité de
l’ensemble des finances publiques maliennes au niveau des normes
internationales. En même temps, le projet vise à éliminer la corruption. La
communication numérique est au centre de ce projet, les connexions internet
permettront une gestion en temps réel. Les fonctionnaires n’attendront plus un
an, avant de savoir si les fonds ont été bien utilisés et dans quel but. Ils le
sauront en temps réel. Mais ce passage du papier au numérique a ses
conséquences: il oblige bien des fonctionnaires à perdre le pouvoir que le bon
vieux tampon leur avait longtemps donné sur papier. La résistance est palpable.
Le
projet malien m’apparaît rapidement comme une forme de révolution tranquille.
Dans les années 60, le Québec a connu une évolution tout à fait similaire. En
dehors de la nationalisation de l’électricité et de la laïcisation des
institutions publiques, le Québec a d’abord dû transformer toute sa fonction
publique, qui était à peu près inexistante à l’époque, et très ignorante des
façons de faire. Instruire les fonctionnaires, établir des normes de travail,
des méthodes bref, injecter une toute nouvelle culture de travail.
Curieusement,
mes partenaires maliens savaient déjà cela. Il y a quelques années, ils ont
fait venir au Mali, Jacques Parizeau, l’économiste et ancien Premier ministre
du Québec, pour lui demander conseil. Dans les années 60, Jacques Parizeau a
écrit le premier projet économique du Québec moderne, il était l’homme indiqué.
M. Parizeau leur avait dit qu’il ne voyait pas de problème à ce que les Maliens
mettent de l’ordre dans leurs finances publiques. Mais c’était le Mali d’avant
Al Quaïda.
Le
Mali est un empire millénaire. En Afrique, c’est un pays de tête, comme on dit
d’un lac qu’il est un lac de tête, celui qui est approvisionné par les pluies
et qui fournit en eau les ruisseaux qui feront des rivières, ainsi que les
autres lacs. Le Mali est réputé, entre autres, pour la qualité de son basin, le
tissu avec lequel on fabrique des robes et des tuniques pour hommes. Il a aussi
la réputation des meilleures teintures. On vient de loin en Afrique pour apprécier
la qualité du Mali.
Le
projet sur lequel je travaille a débuté il y a six ans. Curieusement, on
n’avait pas pensé établir plus tôt un plan de communication. Nous parlons tout
de même de finances publiques, et le projet n’est pas encore public, après six
ans d’existence. Je ne suis pas autrement surpris, bien des entreprises
nord-américaines n’ont aucune sensibilité aux communications. En fait, l’insensibilité
aux communications n’est ni africaine, ni nord-américaine ni d’ailleurs, elle
est humaine. Or, notre projet interpelle au premier chef les fonctionnaires, puis
et les citoyens. On ne peut instaurer de nouvelles normes dans les finances
publiques, sans en informer le grand public.
Dès
le départ, on me demande de faire en sorte que les maliens s’approprient le
projet. L’appropriation semble être l’élément-clé du succès. Je ne comprends
pas bien ce qu’on entend par là. J’ai questionné plusieurs responsables à
propos de cette notion, sans jamais être satisfait des réponses. J’ai
finalement répondu que je ne pourrais pas être responsable de l’appropriation
ou de la non-appropriation du projet par le public. Je pouvais faire en sorte
de placer des conditions favorables pour qu’il y ait appropriation, sans
promettre davantage. C’est comme si on demandait au publicitaire de faire en
sorte que les consommateurs achètent. Le mieux que le publicitaire puisse espérer
dans son projet, c’est de séduire. Il présente son produit de telle sorte qu’il
semble intéressant au public. Mais de là à faire acheter, impossible.
De
la même façon, un plan de communication fonctionne si le produit est
intéressant, dans la mesure où les fonctionnaires y voient un intérêt pour eux.
Une certaine forme de coercition peut être envisagée, mais dans certaines
limites. On peut obliger des fonctionnaires de rendre des comptes à leurs
supérieurs sur une base régulière, quant à l’avancement des activités du plan. On
ne peut punir quelqu’un dans le but de l’obliger à aimer.
Ce
projet est financé au Canada par l’ACDI. L’agence est à l’origine de cette
demande. Pour moi, il y a problème de méthode.
Le
premier public est composé de fonctionnaires, des agents de l’état, en termes
maliens. Nous allons donc leur rendre visite dans leurs structures. Nous avons
rencontré 36 structures, toutes liées aux finances publiques, à Bamako et en
région. Certains bureaux sont très modernes, fonctionnent à l’ère numérique.
Leurs locaux sont somptueux. À l’opposé, d’autres sont dans un état lamentable,
disposent de peu ou pas de ressources, et vivent encore à l’ère du papier.
La
résistance envers le projet va d’une perte potentielle de contrôle à une incompréhension
totale du projet. Certains ne voient le monde que par une très courte
lorgnette; il en va de même de leur service.
J’ai
entendu à quelques reprises un commentaire à l’effet que, de toute façon, ce plan
était encore un projet de Blancs. J’ai lu ce commentaire de deux façons: 1) voué
à l’échec et 2) un projet des Occidentaux. Cet argument de résistance était
nouveau pour moi.
J’ai
donc remonté à la source et consulté la Déclaration de Paris, un document signé
en 2005 par l’ensemble des ministres des finances de 91 pays développés et en
voie de développement. À la page 4 de ce document, il est question, pour les
pays pauvres, à assurer la conduite de la coordination de l’aide à tous les
niveaux et des autres ressources affectées au développement, en consultation
avec les donneurs et en encourageant la participation de la société civile et
du secteur privé. C’est la définition, version fonction publique, de
l’appropriation.
À
part cette phrase de M. Oumar, il n’a jamais été question entre nous du sujet de
la colonisation. En principe, le Mali a acquis son indépendance à l’été 1960.
Est-il pour autant décolonisé? Ce problème constitue la toile de fond de mon
travail. Sans l’évoquer nécessairement, je dois en tenir compte dans la
dynamique de communication.
Si
les Maliens sont décolonisés, pourquoi parlent-ils encore le français, langue
des colonisateurs? Pourquoi n’adoptent-ils pas le Bambara, autre principale
langue du Mali?
Un
dimanche, mon client m’a emmené dans la réunion d’une amicale. Vingt-cinq amis
d’enfance se rencontrent depuis plusieurs années, et passent chaque dimanche ensemble.
Il y a des diplomates, des journalistes, des chômeurs, mais surtout, des amis.
Après les civilités en français, ils ont parlé entre eux le bambara tout le
reste de l’après-midi. C’était, après tout, tout à fait normal. Je me disais
qu’au Québec, tout le monde se serait probablement mis à l’anglais pour ne pas
offusquer l’invité. Je me suis demandé qui d’eux ou de nous était colonisé. Ce
n’était pas eux.
Les
relations entre Maliens sont très structurées. Les hommes se reconnaissent dans
un système de fratrie très complexe. Le nom de famille fait état du statut de
l’homme, de son histoire et de celles des autres familles. Certaines familles
ont tissé des liens depuis des générations. Certaines autres n’ont pas de lien.
Aussi, le droit d’aînesse est très respecté. Je peux appeler un homme plus âgé
que moi grand frère. C’est lui qui prend les décisions. Lorsque des hommes âgés
entrent dans une pièce, les jeunes se lèvent automatiquement et leur cèdent
leurs chaises. Un étranger comme moi s’identifie en fonction du nom du Malien
qui l’a initié au Mali. On disait de moi que j’étais un Fofana, le nom de mon
collègue des finances publiques.
Les
femmes préparent à manger aux hommes, qui mangent avant elles. Ne sachant que
faire avec les arêtes de mon capitaine de poisson, je cherche une poubelle. Il
faut les jeter par terre, avec les pelures d’oranges et les os. Après le repas,
les hommes se lèvent et changent de pièce. Les femmes vont ramasser les déchets,
nettoyer le plancher et manger les restes. Un peu difficile.
En
se dirigeant vers cette amicale, nous sommes arrêtés chez un des amis militaires,
qui ne pouvait être présent à la réunion. Lorsque l’ami m’a présenté sa jeune
fille, celle-ci a baissé la tête devant moi, comme si elle voulait à tout prix
éviter mon regard, comme si on le lui avait appris. Elle a littéralement jeté
son regard par terre, comme une soumission. Une forme de violence que je ne
connaissais pas. Comme si elle avait reçu un coup de fouet l’enjoignant à se
prosterner. Un pays indépendant ne regarde pas par terre.
Les
Nigériens, les Ivoiriens, les Algériens et les Maliens vont difficilement
s’approprier des projets de communication sociale imposés par les grands pays
d’Occident. C’est comme si on les obligeait à reconnaître de nouvelles
frontières qui ne sont pas les leurs. D’une certaine façon, les projets sur
lesquels j’ai travaillé ont une constante: ils ont été imposés aux populations
locales par des organismes internationaux. Tout se passe comme si la
colonisation se poursuivait à l’intérieur des nouvelles frontières, celles des
esprits. Obliger les Maliens à réformer leurs finances publiques pour les
rendre conformes aux normes internationales, c’est imposer au Mali des outils
qu’ils n’ont pas les moyens de se payer. C’est aussi leur imposer des nouvelles
méthodes de travail qui ne sont pas les leurs. Je les vois difficilement
accepter ces projets par appropriation. J’ai mis du temps à comprendre pourquoi.
Si,
au Québec, je ne suis pas content de la gestion de tel ou tel ministère, je
peux interpeller le ministre, le premier ministre ou le grand public. Je suis
en mesure de le faire, parce que notre fiscalité nous appartient. Or, la
fiscalité du Mali n’appartient pas aux Maliens, mais aux pays bailleurs de
fonds, les États-Unis, le Canada et l’Union européenne, dans ce cas-ci. À la
limite, je peux débarquer à Bamako avec mon passeport Canadien, et demander au
ministre de l’Économie et des Finances publiques de me rendre compte de son
travail. Après tout, il s’agit en partie de mon argent.
Lors
d’une rencontre à Bamako en juin 2011, le responsable de l’Union Européenne
nous a clairement souligné l’impatience de ses patrons quant à la réalisation
de la réforme malienne. Les bailleurs de fonds veulent savoir où va leur
argent. Je les comprends parfaitement, il s’agit aussi du nôtre. Mais pourquoi
ne vous êtes-vous pas posé la question avant?
J’ai
transmis cette lecture des choses à mon ami Bory. Il m’a répondu que j’avais
tout à fait raison. Les Maliens, les Algériens, les Ivoiriens, les Nigériens ne
sont pas propriétaires de leurs finances publiques. Comment pouvons-nous alors parler
d’appropriation? Encore un projet de Blancs?
Et
les Noirs?