À l’âge de huit ans, les
enfants ne pensent pas en forêt. Je veux dire, ils ne pensent pas concept. Leur
tête est plutôt meublée d’un arbre d’un côté, du gazon de l’autre, le ciel de
l’autre et dans lui, le soleil. Ils pensent en allumettes, en liste d’épicerie
peut-être, mais pas en concept. Le ketchup, la relish, la moutarde, le hot dog,
ça existe. La gastronomie, non. À huit ans, je savais qu’un monsieur en quelque
part pouvait presser sur un bouton rouge et envoyer des fusées détruire ma rue,
mais le concept de guerre froide n’existait pas. Je savais qu’il y avait les
méchants Russes et les bons Américains. Ça, je comprenais, mon ventre travaillait
fort durant les batailles entre le méchant Brutus et le bon Popeye. Et le jour
où ma mère a dit qu’elle avait vu un homme saoul, j’ai imaginé une énorme pièce
d’un sou rouler dans ma rue. J’avais huit ans.
Le traumatisme de
l’assassinat du président Kennedy a été créé de toutes pièces autour de moi. Je
ne pouvais pas traumatiser, je ne le connaissais pas. Je ne savais même pas que
Dallas existait. Par contre, je connaissais sa limousine, une Ford Lincoln
Continental 1963. À l’époque, je pouvais nommer quantité de modèles d’autos et
leurs années, mais les mots industrie automobile ne voulaient rien dire.
C’était le bon temps. Dans
le nord, je me baignais dans la rivière Rouge en chevauchant les billots qui
descendaient la rivière, en direction du moulin à scie. C’était agréable, des
chevaux sauvages. J’attrapais des otites à répétition. Je ne pouvais pas savoir
pourquoi, le mot pollution n’existait pas. Pour que les choses existent, il
faut les nommer, dit le poète Gilles Vigneault. Que tous les égoûts aillent à
la rivière, que des cultivateurs y jettent des cadavres de vaches ou leur
vieille minoune, je ne pouvais pas savoir qu’ils faisaient bobo à mes oreilles,
le mot n’était pas nommé.
Sur ma rue, M. Baxter
conduisait une Ford Lincoln Continental 1963, semblable à celle de JFK. Celle
de M. Kennedy était plus belle, noire, avec ses portes de style suicide door. En les actionnant
ensemble, les portes s’ouvraient comme celles d’une grange ou mieux, comme des gens heureux font leur entrée dans un film, si possible les cheveux dans le
vent. Celle de M. Baxter avait aussi des suicide
doors, mais elle était bourgogne. Noir, c’est plus beau.
Dans la classe, la voix de M.
Romain Chevrier, le directeur de l’école primaire Jean-Grou, à Saint-Laurent, a
annoncé la nouvelle dans l’intercom. À ce moment, j’ai appris l’angoisse par
mimétisme. D’abord, la réaction de la maîtresse. Plus tard, celle de mes
parents. Et, évidemment la télévision. Ce sont eux qui ont créé chez moi
l’importance de l’événement. Mais l’enfant de huit ans ne comprend pas. Il fait
plutôt comme le chien Rantanplan, dans Lucky Luke, il « sent confusément
quelque chose ».
L’année suivante, mes
parents ont créé un autre événement, quand les Beatles ont débarqué au Ed Sullivan Show. C’était plus festif,
mais la réaction de ma tante Hélène, la soeur célibataire de ma mère et qui est
morte célibataire, en disait long sur leurs cheveux longs. Quatre musiciens à
la télé, je pouvais comprendre. Mais l’invasion Britannique?
De toute façon, j’avais
autre chose en tête le jour où M. Kennedy a été tué. Depuis trois mois, mon
bras droit était tatoué par une longue cicatrice, en forme de Z, comme la
signature de Zorro, le héros plate du Mexique. Mon Z à moi était composé de 31
points de suture, souvenir d’une vitre tombée sur mon bras, en juillet, et qui
avait coupé trois tendons. Ce jour-là, je n’ai pas eu besoin de mes parents
pour capoter, j’étais assez grand pour le faire tout seul. Et cet été-là, j’ai
dû me baigner mon bras de plâtre hors de l’eau. La guerre froide était de la
petite bière à côté de mon plâtre.
Le 22 novembre 1963, j’étais
encore fasciné par la vue de cette longue cicatrice et par la nouvelle
dextérité un peu limitée que la vitre avait laissée à mes doigts. J’ai donc dû
lever la tête pour écouter le message de l’intercom et me laisser envahir par
l’information internationale.
Quelque temps après
l’événement, j’ai entendu que le secret d’état serait levé dans 50 ans, et que
nous saurions ce qui s’était réellement passé. Quand tu as huit ans, 50 ans, ça
n’existe pas. C’est pourtant aujourd’hui. On ne sait toujours pas ce qui s’est
réellement passé et ce n’est pas demain la veille.
Mon bras droit est toujours
cicatrisé. Les trois tendons blessés de main droite jouent des accords de
guitare depuis. L’école Jean-Grou est toujours là et monsieur Chevrier
ne parle plus dans l’intercom.