mardi 28 janvier 2014

L'étranger


Je ne sais pas lire. Je suis un étranger au pays des mots. Quelqu’un qui ne sait pas lire, ou qui lit sans comprendre le sens des mots, ou qui ne peut se développer par la lecture, on appelle cela un analphabète fonctionnel. Autrement dit, lire un texte et ne rien apprendre. Remarquez, beaucoup de lettrés lisent des textes sans rien apprendre, c’est un autre débat. Au Québec, nous sommes 3,2 millions d’analphabètes fonctionnels, 53% de la population. C’est ce que dit une étude de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), publiée en 2013.

De ce nombre, on ne compte évidemment pas les 0-6 ans. Il faut éliminer aussi les 6-12, trop jeunes. L’étude ne compte pas non plus les 65 ans et plus. Et parmi ceux qui savent lire, on pourrait couper les pas trop brillants, mais là, j’exagère.

Avec son histoire de charte, Pauline Marois nous a joué un beau coup de cochon. Elle a fait mettre tout son projet par écrit. Donc, 53% de la population du Québec n’a pas accès et ne comprend rien aux textes de la Charte des valeurs québécoises, en autant que le terme « valeurs québécoises » ait une résonnance dans l’esprit de plusieurs. Cela veut dire que le projet du gouvernement du Québec s’adresse en fait à une minorité, ceux et celles dotés de littératie, l’aptitude à comprendre et à utiliser l’information écrite dans la vie courante, à la maison, au travail et dans la collectivité en vue d’atteindre des buts personnels et d'étendre ses connaissances et ses capacités (OCDE).

Au Tim Horton, il y a un Journal de Montréal sur une table. La photo montre Pauline Marois avec son document dans les mains. À ses côtés, un homme cheveux bruns bouclés, lunettes, souriant. Le journal titre :

tu ne sais pas lire

Le même jour, en première page du journal La Presse, au-dessus de la même photo, il est écrit :

tu es un ignorant

Il arrive aussi que les titres soient plus positifs, encourageants même, du genre :

les gens comme toi forment la majorité de la population québécoise




Apprendre à lire doit ressembler à un jeu de Lego. Chaque mot, chaque phrase, sont autant de pièces qu’on monte patiemment une à la suite de l’autre. Des mots puis, des phrases puis, des idées. Il faut du temps. Chacun fait ce qu’il veut avec ses Lego. Il y en a qui écrivent carré, d’autres qui ajoutent des courbes. D’autres beurrent épais les Lego et d’autres y vont avec parcimonie. À la longue, les figures évoluent. La base demeure, la figure change.

Pour un analphabète fonctionnel, il y a aussi au départ un tas de Lego. Mais le tas ne bouge jamais, il pogne en pain, comme des pâtes qu’on ne remue pas dans l’eau chaude. Ce pain sera toujours difficile à démêler.

Les mots sont la porte d’entrée de la connaissance. Comme le dit notre poète Gilles Vigneault, ils servent à nommer les choses. Grâce aux mots, les sociétés sont passées de la Préhistoire à l’Histoire. L’Antiquité est cette période où les sociétés ont introduit l’écriture.

En ne sachant pas lire, je dois avoir quelque chose de préhistorique. Comme les mots écrits n’ont pas formé mon esprit, il est fort possible que la notion même de valeurs québécoises me semble étrange. Sur ce point au moins, je me sens égal à bien des lettrés. On peut toujours en discuter autour du café, rire même de ceux qui se présentent à la Commission parlementaire sur la charte, la vraie référence des notions, ce sont les écrits.

Avec son histoire de charte, Pauline Marois me demande de me prononcer sur un texte que je ne peux pas lire. Elle devrait plutôt me donner les moyens d’apprendre. Il y a 60 ans, le gouvernement de Jean Lesage a décidé de donner aux québécois un système d’éducation. Ils ont créé les cegeps, ils ont bâti le réseau de l’Université du Québec, ils ont construit des polyvalentes, ils ont laïcisé l’enseignement. Et aujourd’hui, 53% de la population est analphabète fonctionnelle. La note de l’ensemble des gouvernements, depuis 60 ans, est donc 47%, un E, comme dans échec. Rien pour écrire à sa mère.

Avec son histoire de charte, Pauline Marois fait dans la démagogie. Elle dit il y a une crise, alors qu’il n’y en a pas. À part de dire que la laïcité est une question importante, ce gouvernement n’appuie ses dires sur aucune recherche, aucun document crédible. La démagogie consiste à regarder quelqu’un dans les yeux et lui présenter un mensonge pour une vérité. La démagogie nous demande de la croire sur parole, exactement comme ces gens qui me disent mets ton X ici, tu peux me faire confiance. Cette histoire de charte est menée comme un projet pour illettrés. La vraie crise, c’est que tout le monde a embarqué dans ce mensonge. Ces gens savent-ils lire?

Je suppose qu’il est agréable pour un journaliste de sauter en politique et de tomber dans la démagogie. Le ou la journaliste, qui a passé le clair de son temps de travail à dénicher la vérité, à éclairer son public par rapport à des enjeux, peut enfin utiliser le brouillard des idées comme écran. Ce doit être assez jouissif.

Le vrai scandale du débat sur la laïcité ne tient pas au port de bouts de tissu. Le vrai scandale, c’est de garder sciemment une majeure partie de la population illettrée et en plus, de la tromper sur les mots. Le Québec est une société distincte, composée à majorité d’ignorants.

Je ne sais pas lire, mais j’ai des yeux et des oreilles. Quand on me raconte une histoire, je me concentre sur le messager. Je cherche l’intelligence dans le regard, j’observe le sourire et j’écoute le ton de la voix. Regard, sourire, voix. La vérité ne se trouve pas toujours dans les mots.




dimanche 5 janvier 2014

Chanson pour un salon


La curiosité est un léger moment de flottement pendant lequel le regard ne sait encore bien ce qu’il regarde. L’objet de curiosité attire son curieux, légèrement vers l’avant. La vie du curieux est toujours un peu penchée.

Ce soir-là, assis dans la chaise berçante de la cuisine, je regardais le manche de ma première guitare. Je savais ce que je regardais, je ne savais pas encore ce que je voyais. Je regardais six cordes de nylon accrochées à un manche en bois. Ma petite tête ne voyait pas encore un univers de possibles.

Au collège Notre-Dame, près de la table de mississipi, mon copain Laurent me demande veux-tu acheter une guitare? Dix piastres! J’ai dit oui. Le soir, dans son bureau, je demande à mon père 10 dollars. J’avais grandi depuis toujours dans la musique. Papa avait une très belle voix de basse, il chantait partout, dans l’auto, sur les chantiers de construction, pour ses clients, dans le champ, dans la douche, partout. Au chalet, nous savions où il était, juste à l’entendre chanter. Il a dit oui. J’avais 12 ans, c’était l’année de l’Expo.

À peine rentrés de Roxboro où nous étions allés la chercher, j’étais assis avec ma nouvelle amie dans la chaise berçante et j’écoutais les cordes de nylon: da da da da da da. Jouées à vide, les cordes 2 et 3 donnaient si sol si sol si sol, les premières notes de L’eau vive, de Guy Béart, ma petite est comme. Après le me, ça arrêtait là. Pour jouer la note suivante, la, je devais appuyer sur la deuxième touche, mais ça, je ne le savais pas encore. La curiosité n’était pas rendue là.

Au départ, la guitare offre six notes pour six cordes. Appuie sur une touche, tu ajoutes une septième note pour six cordes, tu ouvres un univers de possibles. Comme je voulais apprendre par moi-même, il me faudrait un certain temps.

Les débuts font mal. Le bout des doigts n’est pas habitué à marteler sur des touches en métal. Ils doivent s’endurcir et former une corne qui agira en tampon entre la chair et le métal.

Aussi, les oreilles des autres ne sont pas habituées à endurer ces longues pratiques de notes fausses, de recommencements, de recherche d’identité. Quand je jouais au hockey, mon identité était claire, j’étais Jacques Plante. J’étais gardien comme lui, né le même jour que lui. À la guitare, j’étais trop occupé à suivre ma curiosité pour me prendre pour un autre.

La dernière douleur est celle des sarcasmes dans l’autobus, quand tu te promènes une guitare avec pas d’étui. C’est une quoi, ta guitare? Ce n’est pas la question, c’est le ton, comme si on crachait sur moi. Je ne vais quand même pas dire le prix payé, ni révéler que Laurent l’avait échangée à son frère contre deux billets de théâtre. J’aurais espéré qu’elle vaille 45$, une somme impressionnante à ce moment de ma vie. Je réponds sans trop de conviction, une Kent, ne sachant trop si l’impression va faire taire les cracheurs. C’est un moment où le guitariste s’imagine que la marque est importante. Il l’apprendra un jour, la guitare ne fait pas le guitariste, mais le guitariste fait la guitare.

Puis, vient la période que j’appelle la signature. C’est un rite de passage, le guitariste est évalué selon la pièce qu’il joue. Ainsi, George Harrisson a été embauché au sein des Beatles pour avoir joué Raunchy, de Bill Justis. Harrisson savait jouer des solos, ce que McCartney et Lennon ne savaient pas faire. L’idée, c’est d’impressionner. Harrisson était donc une coche au-dessus des deux autres, il y est toujours resté. À mon époque, le rite de passage était Les portes du pénitencier, version française de House of the rising sun. Plus tard, ce serait Blackbird, ou mieux, Stairway to heaven. Celle-là faisait saliver les gars, les filles et les feux de camp.

Louis Morin n’avait pas besoin de jouer Stairway to heaven. À 17 ans, il pratiquait huit heures par jour dans son sous-sol, sur sa Fender Mustang. Louis était fabuleux. Il ne jouait pas, il hallucinait. Dans la chambre d’un de ses frères, il y avait des disques de country, du plancher au plafond. L’autre frère, c’était le blues et le rock. Louis, c’était du progressif, des groupes qui ne jouaient pas à la radio et qu’il nous faisait connaitre. Nous allions parfois jouer avec lui. En réalité, nous allions le regarder. Nous jouions autour de lui comme autour d’un feu de camp. Louis était timide, pas prétentieux pour deux sous. À l’école, nous avions l’admiration unanime, Louis, y tire en sacrament! Je n’étais pas jaloux, juste dépassé. Chaque fois que je revenais de chez lui, je ne jouais pas pendant deux jours.

Jouer par soi-même, par oreille, c’est vivre sans avoir à nommer les choses. C’est entendre les notes sans savoir leur nom, c’est jouer des accords parce qu’ils sonnent bien, composer des tounes sans les écrire, parler une langue sans grammaire. Le guide n’est pas une partition, mais l’intuition.

À la longue, vient un moment où, à la première écoute, je les vois jouer. Je ne sais pas la note ni le nom de l’accord. Je reconnais des écarts entre les notes, des modèles, des suites, je vois des mains sur le manche. Aujourd’hui, des jeunes sont impressionnés de ce que je ne regarde pas toujours le manche quand je joue. Je n’ai pas besoin de regarder pour voir chaque note. Au début, tu regardes sans voir. Plus tard, tu vois sans regarder.

La guitare est un modèle de démocratie. Il y en a des millions dans le monde. À peu de choses près, elles sont identiques, un manche, une caisse de résonnance, 14 touches, six cordes et six clés. À partir de là, à chacun d’en tirer ce qu’il peut. La démocratie, ce n’est pas d’avoir des millions d’instruments, mais de permettre à des millions de gens de s’exprimer différemment à partir d’un même manche.

Au début, j’ai joué des notes, des croches surtout, comme dans jouer tout croche. Ensuite des accords et, avec le temps, des notes, des accords et du rythme. Le rythme des autres en premier, le mien beaucoup plus tard. C’est comme dire des mots puis, des phrases et des idées. Les premiers mots sont ceux des autres. Plus tard, ils deviennent les nôtres.

S’il est une pièce à la base de tout ce que je joue et de tout ce que j’aime, c’est Babe, I’m gonna leave you, de Jimmy Page, guitariste de Led Zeppelin. La partie acoustique. Je soupçonne Page d’être très sensuel. Cette façon de décomposer les accords en arpège, raconte-moi un accord, comme une mélodie. Page est un maître en la matière.

À la même époque, Ian Anderson, chanteur, guitariste et flutiste de Jethro Tull, m’a joué le même tour. Je le soupçonne d’être un peu fou. Écoutez la guitare acoustique dans Thick as a brick, riche, intelligente, je ne pense pas avoir déjà entendu plus beau son. Je la joue sans la comprendre, sans grammaire. Ces accords sont autant de mystères. Depuis 1972, ils pénètrent toujours aussi bien les os.

Et Greg Lake, chanteur, guitariste et bassiste d’Emerson, Lake & Palmer. Je le soupçonne d’avoir suivi une formation classique. Sa pièce, The Sage, sur Picture at an Exhibition, je l’ai jouée dix mille fois. Bref, j’ai passé des dizaines d’heures à écouter ces guitares sur le vinyle, à les réécouter, pour jouer à la note près.

J’ai suivi en tout trois heures de cours avec deux profs. Le premier, au cegep St-Laurent. Il jouait du jazz, très vite, peut-être pour m’impressionner. Ça n’a pas marché, il jouait froid, pas d’émotion. Et quand il m’a dit que je devrais tout réapprendre, comme un droitier, il a creusé sa tombe. Une heure a suffi. En revenant chez moi, j’étais ébranlé. Je me suis dit, je suis gaucher, je joue gaucher. Je le réalise en l’écrivant, il voulait transformer ma curiosité en handicap.

L’autre donnait des cours, du jazz aussi. Il avait insisté pour je paie à l’avance. J’ai dit oui. Après le deuxième cours, il a disparu dans la nature. Exit les profs.

Dans l’auto, en allant au chalet, nous avons longtemps été sept, cinq enfants et deux parents. La plus jeune allait arriver cinq ans plus tard. Je regardais beaucoup dehors. Tout le monde chantait et moi, pas beaucoup, trop gêné. J’ai réalisé beaucoup plus tard pourquoi le son de ma guitare allait devenir si important.

En 1970, j’ai acheté une Gibson Hummingbird que j’aimais beaucoup. Je ne devais pas être le seul, je me la suis fait voler. Tous les jours par la suite, je regardais les annonces classées pour en trouver une identique. Pendant ce temps, j’avais acheté une Norman B-55 gauchère, que j’ai endurée durant cinq ans. Je n’étais satisfait ni du son, ni de la largeur du manche, mais c’était l’époque de la mode des guitares Norman, fabriquées à La Patrie, au Québec. Tout le monde ne jurait que par ça. Pas moi. Aujourd’hui, c’est un peu le même phénomène avec les guitares Boucher, descendantes des Norman. Même manche, vous ne m’aurez pas deux fois. Bref, cinq ans plus tard, j’ai trouvé une guitare identique à la mienne dans une annonce classée. Le lendemain, je l’achetais. Elle est juste à côté de moi.

Plus tard, je me suis demandé comment je pourrais transférer à mes enfants cet héritage musical reçu de mon père. Grandir dans de la musique est assez heureux. Comme je ne chantais pas, ma guitare allait chanter pour moi. Une guitare, c’est une voix entourée de bois. Pendant des années, je montais chaque soir dans la chambre de mes trois flos, jouer Frère Jacques, À la claire fontaine et Au clair de la lune. Plus tard, ils me demanderaient de jouer à partir du salon pour les aider à dormir. Ça a duré au moins 15 ans. Chanson pour un salon.

Chaque fois que je dors plus d’une nuit à l’extérieur, je l’apporte. Elle a fait le tour de l’Amérique, un bon tour en Europe, en Afrique du nord et de l’ouest. Un soir, chez mon ami Bory Seyni, à Niamey, au Niger, elle a joué pour un poète. Il allait réciter la prostitution en langue haoussa. Guitare a accompagné le poète avec Quand les hommes vivront d’amour. Le rythme.

Une nuit, papa devait mourir. C’est ce que les médecins avaient annoncé. Elle a chanté pour lui à l’hôpital. La nuit, le son voyage bien dans l’air, aussi bien dans le noir que dans les corridors. Le lendemain, papa n’était pas mort. Des infirmières m’ont dit merci pour la musique. Papa est mort huit mois plus tard. Quelques jours avant de partir, guitare lui a dit merci en chantant sa pièce préférée, Le renard à l’anneau d’or, de Georges Moustaki. Mes soeurs pleuraient, papa a simplement dit comme c’est beau la musique.

Elle a joué plusieurs fois dans une chaloupe, pour mon ami Jean-Pierre, au milieu du 2ème lac Rondeau, à St-Zénon. Chaque hiver depuis longtemps, en février, elle chante à Val St-Côme, pour des amis. Elle a souvent chanté Gens du pays dans des boîtes vocales pour l’anniversaire de copains. À la maison, elle se tient généralement à la distance d’une longueur de bras.

La guitare acoustique est le niveau zéro de la musique, la beauté d’une femme sans maquillage. C’est le CD Unplugged d’Éric Clapton, Laïla. C’est George Harrisson qui joue la maquette de Here comes the sun, sur The Beatles Anthology. C’est la raison pour laquelle j’ai revendu mes guitares électriques.

La curiosité est ainsi faite, elle est une quête sans fin. Janette Bertrand ne réussira jamais à faire le tour de la femme. Denys Arcand ne fera jamais le tour de sa caméra et Robert Charlebois, de son piano.

J’ai beau me pencher souvent, je ne viendrai jamais à bout de faire le tour de ce manche et de ces cordes acoustiques. Je ne fais que passer, d’autres viendront après moi. La musique est la plus belle invention humaine pour raconter le temps.