La curiosité est un léger moment de
flottement pendant lequel le regard ne sait encore bien ce qu’il regarde. L’objet
de curiosité attire son curieux, légèrement vers l’avant. La vie du curieux est
toujours un peu penchée.
Ce soir-là, assis dans la chaise
berçante de la cuisine, je regardais le manche de ma première guitare. Je
savais ce que je regardais, je ne savais pas encore ce que je voyais. Je regardais
six cordes de nylon accrochées à un manche en bois. Ma petite tête ne voyait
pas encore un univers de possibles.
Au collège Notre-Dame, près de la
table de mississipi, mon copain Laurent me demande veux-tu acheter une guitare?
Dix piastres! J’ai dit oui. Le soir, dans son bureau, je demande à mon père 10
dollars. J’avais grandi depuis toujours dans la musique. Papa avait une très
belle voix de basse, il chantait partout, dans l’auto, sur les chantiers de
construction, pour ses clients, dans le champ, dans la douche, partout. Au
chalet, nous savions où il était, juste à l’entendre chanter. Il a dit oui.
J’avais 12 ans, c’était l’année de l’Expo.
À peine rentrés de
Roxboro où nous étions allés la chercher, j’étais assis avec ma nouvelle amie dans
la chaise berçante et j’écoutais les cordes de nylon: da da da
da da da. Jouées à vide, les cordes 2 et 3 donnaient si
sol si sol si sol, les premières notes de L’eau vive, de Guy Béart, ma
petite est comme. Après le me, ça arrêtait là. Pour jouer
la note suivante, la, je devais appuyer sur la deuxième touche, mais ça, je ne
le savais pas encore. La curiosité n’était pas rendue là.
Au départ, la guitare offre six notes pour six
cordes. Appuie sur une touche, tu ajoutes une septième note pour six cordes, tu
ouvres un univers de possibles. Comme je voulais apprendre par moi-même, il me faudrait un certain temps.
Les débuts font mal. Le bout des
doigts n’est pas habitué à marteler sur des touches en métal. Ils doivent
s’endurcir et former une corne qui agira en tampon entre la chair et le métal.
Aussi, les oreilles des autres ne
sont pas habituées à endurer ces longues pratiques de notes fausses, de
recommencements, de recherche d’identité. Quand je jouais au hockey, mon
identité était claire, j’étais Jacques Plante. J’étais gardien comme lui, né le
même jour que lui. À la guitare, j’étais trop occupé à suivre ma curiosité pour
me prendre pour un autre.
La dernière douleur est celle des sarcasmes
dans l’autobus, quand tu te promènes une guitare avec pas d’étui. C’est une
quoi, ta guitare? Ce n’est pas la question, c’est le ton, comme si on crachait
sur moi. Je ne vais quand même pas dire le prix payé, ni révéler que Laurent
l’avait échangée à son frère contre deux billets de théâtre. J’aurais espéré
qu’elle vaille 45$, une somme impressionnante à ce moment de ma vie. Je réponds
sans trop de conviction, une Kent, ne sachant trop si l’impression va faire
taire les cracheurs. C’est un moment où le guitariste s’imagine que la marque
est importante. Il l’apprendra un jour, la guitare ne fait pas le guitariste,
mais le guitariste fait la guitare.
Puis, vient la période que j’appelle
la signature. C’est un rite de passage, le guitariste est évalué selon la pièce
qu’il joue. Ainsi, George Harrisson a été embauché au sein des Beatles pour
avoir joué Raunchy, de Bill Justis.
Harrisson savait jouer des solos, ce que McCartney et Lennon ne savaient pas
faire. L’idée, c’est d’impressionner. Harrisson était donc une coche au-dessus
des deux autres, il y est toujours resté. À mon époque, le rite de passage
était Les portes du pénitencier,
version française de House of the rising
sun. Plus tard, ce serait Blackbird, ou
mieux, Stairway to heaven. Celle-là faisait
saliver les gars, les filles et les feux de camp.
Louis Morin n’avait pas besoin de
jouer Stairway to heaven. À 17 ans, il
pratiquait huit heures par jour dans son sous-sol, sur sa Fender Mustang. Louis
était fabuleux. Il ne jouait pas, il hallucinait. Dans la chambre d’un de ses
frères, il y avait des disques de country, du plancher au plafond. L’autre
frère, c’était le blues et le rock. Louis, c’était du progressif, des groupes
qui ne jouaient pas à la radio et qu’il nous faisait connaitre. Nous allions
parfois jouer avec lui. En réalité, nous allions le regarder. Nous jouions
autour de lui comme autour d’un feu de camp. Louis était timide, pas
prétentieux pour deux sous. À l’école, nous avions l’admiration unanime, Louis, y tire en sacrament! Je n’étais
pas jaloux, juste dépassé. Chaque fois que je revenais de chez lui, je ne
jouais pas pendant deux jours.
Jouer par soi-même, par oreille,
c’est vivre sans avoir à nommer les choses. C’est entendre les notes sans
savoir leur nom, c’est jouer des accords parce qu’ils sonnent bien, composer
des tounes sans les écrire, parler une langue sans grammaire. Le guide n’est
pas une partition, mais l’intuition.
À la longue,
vient un moment où, à la première écoute, je les vois jouer. Je ne sais pas la
note ni le nom de l’accord. Je reconnais des écarts entre les notes, des
modèles, des suites, je vois des mains sur le manche. Aujourd’hui, des jeunes
sont impressionnés de ce que je ne regarde pas toujours le manche quand je
joue. Je n’ai pas besoin de regarder pour voir chaque note. Au début, tu
regardes sans voir. Plus tard, tu vois sans regarder.
La guitare est un modèle de
démocratie. Il y en a des millions dans le monde. À peu de choses près, elles
sont identiques, un manche, une caisse de résonnance, 14 touches, six cordes et
six clés. À partir de là, à chacun d’en tirer ce qu’il peut. La démocratie, ce
n’est pas d’avoir des millions d’instruments, mais de permettre à des millions
de gens de s’exprimer différemment à partir d’un même manche.
Au début, j’ai joué des notes, des
croches surtout, comme dans jouer tout croche. Ensuite des accords et, avec le
temps, des notes, des accords et du rythme. Le rythme des autres en premier, le
mien beaucoup plus tard. C’est comme dire des mots puis, des phrases et des
idées. Les premiers mots sont ceux des autres. Plus tard, ils deviennent les
nôtres.
S’il est une pièce à la base de tout
ce que je joue et de tout ce que j’aime, c’est Babe, I’m gonna leave you, de Jimmy Page, guitariste de Led
Zeppelin. La partie acoustique. Je soupçonne Page d’être très sensuel. Cette
façon de décomposer les accords en arpège, raconte-moi un accord, comme une
mélodie. Page est un maître en la matière.
À la même époque, Ian Anderson,
chanteur, guitariste et flutiste de Jethro Tull, m’a joué le même tour. Je le
soupçonne d’être un peu fou. Écoutez la guitare acoustique dans Thick as a brick, riche, intelligente,
je ne pense pas avoir déjà entendu plus beau son. Je la joue sans la
comprendre, sans grammaire. Ces accords sont autant de mystères. Depuis 1972, ils
pénètrent toujours aussi bien les os.
Et Greg Lake, chanteur, guitariste
et bassiste d’Emerson, Lake & Palmer. Je le soupçonne d’avoir suivi une
formation classique. Sa pièce, The Sage,
sur Picture at an Exhibition, je l’ai jouée dix mille fois. Bref, j’ai passé
des dizaines d’heures à écouter ces guitares sur le vinyle, à les réécouter,
pour jouer à la note près.
J’ai suivi en tout trois heures de
cours avec deux profs. Le premier, au cegep St-Laurent. Il jouait du jazz, très
vite, peut-être pour m’impressionner. Ça n’a pas marché, il jouait froid, pas
d’émotion. Et quand il m’a dit que je devrais tout réapprendre, comme un
droitier, il a creusé sa tombe. Une heure a suffi. En revenant chez moi,
j’étais ébranlé. Je me suis dit, je suis gaucher, je joue gaucher. Je le
réalise en l’écrivant, il voulait transformer ma curiosité en handicap.
L’autre donnait des cours, du jazz
aussi. Il avait insisté pour je paie à l’avance. J’ai dit oui. Après le
deuxième cours, il a disparu dans la nature. Exit les profs.
Dans l’auto, en allant au chalet,
nous avons longtemps été sept, cinq enfants et deux parents. La plus jeune
allait arriver cinq ans plus tard. Je regardais beaucoup dehors. Tout le monde
chantait et moi, pas beaucoup, trop gêné. J’ai réalisé beaucoup plus tard
pourquoi le son de ma guitare allait devenir si important.
En 1970, j’ai acheté une Gibson
Hummingbird que j’aimais beaucoup. Je ne devais pas être le seul, je me la suis
fait voler. Tous les jours par la suite, je regardais les annonces classées
pour en trouver une identique. Pendant ce temps, j’avais acheté une Norman B-55
gauchère, que j’ai endurée durant cinq ans. Je n’étais satisfait ni du son, ni
de la largeur du manche, mais c’était l’époque de la mode des guitares Norman,
fabriquées à La Patrie, au Québec. Tout le monde ne jurait que par ça. Pas moi.
Aujourd’hui, c’est un peu le même phénomène avec les guitares Boucher, descendantes
des Norman. Même manche, vous ne m’aurez pas deux fois. Bref, cinq ans plus
tard, j’ai trouvé une guitare identique à la mienne dans une annonce classée.
Le lendemain, je l’achetais. Elle est juste à côté de moi.
Plus tard, je me suis demandé
comment je pourrais transférer à mes enfants cet héritage musical reçu de mon
père. Grandir dans de la musique est assez heureux. Comme je ne chantais pas,
ma guitare allait chanter pour moi. Une guitare, c’est une voix entourée de
bois. Pendant des années, je montais chaque soir dans la chambre de mes trois
flos, jouer Frère Jacques, À la claire fontaine et Au clair de la lune. Plus tard, ils me
demanderaient de jouer à partir du salon pour les aider à dormir. Ça a duré au
moins 15 ans. Chanson pour un salon.
Chaque fois que je dors plus d’une
nuit à l’extérieur, je l’apporte. Elle a fait le tour de l’Amérique, un bon
tour en Europe, en Afrique du nord et de l’ouest. Un soir, chez mon ami Bory
Seyni, à Niamey, au Niger, elle a joué pour un poète. Il allait réciter la
prostitution en langue haoussa. Guitare a accompagné le poète avec Quand les hommes vivront d’amour. Le
rythme.
Une nuit, papa devait mourir. C’est
ce que les médecins avaient annoncé. Elle a chanté pour lui à l’hôpital. La
nuit, le son voyage bien dans l’air, aussi bien dans le noir que dans les
corridors. Le lendemain, papa n’était pas mort. Des infirmières m’ont dit merci
pour la musique. Papa est mort huit mois plus tard. Quelques jours avant de
partir, guitare lui a dit merci en chantant sa pièce préférée, Le renard à l’anneau d’or, de Georges
Moustaki. Mes soeurs pleuraient, papa a simplement dit comme c’est beau la
musique.
Elle a joué plusieurs fois dans une
chaloupe, pour mon ami Jean-Pierre, au milieu du 2ème lac Rondeau, à
St-Zénon. Chaque hiver depuis longtemps, en février, elle chante à Val St-Côme,
pour des amis. Elle a souvent chanté Gens
du pays dans des boîtes vocales pour l’anniversaire de copains. À la
maison, elle se tient généralement à la distance d’une longueur de bras.
La guitare acoustique est le niveau
zéro de la musique, la beauté d’une femme sans maquillage. C’est le CD Unplugged d’Éric Clapton, Laïla. C’est George Harrisson qui joue
la maquette de Here comes the sun,
sur The Beatles Anthology. C’est la
raison pour laquelle j’ai revendu mes guitares électriques.
La curiosité est ainsi faite, elle
est une quête sans fin. Janette Bertrand ne réussira jamais à faire le tour de
la femme. Denys Arcand ne fera jamais le tour de sa caméra et Robert
Charlebois, de son piano.
J’ai beau me pencher souvent, je ne
viendrai jamais à bout de faire le tour de ce manche et de ces cordes
acoustiques. Je ne fais que passer, d’autres viendront après moi. La musique
est la plus belle invention humaine pour raconter le temps.