Jérémie et Rachelle forment un
couple. Jérémie a l’air gentil et Rachelle a l’air gentille. Ils n’ont pas eu
de relations sexuelles avant le mariage. Jérémie est le premier homme dans la
vie de Rachelle. Rachelle avait 15 ans lorsqu’elle a rencontré Jérémie. Elle
espérait trouver l’homme avec qui elle passerait toute sa vie, c’est maintenant
chose faite. Nous sommes pourtant en 2014. Je les regarde, je vois leur image figer,
passer au noir et blanc, prendre la forme ovale, dans un cadre en noyer.
Jérémie est à côté d’une fourche et Rachelle, devant une maison. Il ne manque
que le mur des souvenirs.
L’homme est le chef de la famille et la femme lui doit respect et
obéissance. L’homme doit amener la famille là où elle doit aller et la femme
doit se soumettre. L’homme ne sera pas dictateur, mais un bon dirigeant. C’est Jérémie qui le dit. Rachelle
complète: on prend toutes les décisions
au final. J’ai beaucoup de poids dans tout, j’ai autant d’importance que lui
dans le couple. Rachelle a raison, la soumission est lourde. Mon grand-père,
Joseph-Arthur Panneton, et ma grand-mère, Germaine Caron, ont vécu l’époque de
l’obscurantisme religieux rural des années Duplessis, où l’homme était le chef
de famille et compagnie. Mes grands-parents n’ont pourtant jamais parlé taré.
Jérémie et Rachelle sont membres
d’une église évangélique. Ils livrent leur témoignage dans le documentaire Les soldats de Jésus, d’Orlando
Arriagada, diffusé à Zone Doc. Le film porte sur des groupes évangéliques au
Québec, un courant religieux de plus en plus important chez nous.
Dans le domaine de l’évangélisation,
les mots sont toujours accompagnés d’un ton. On parle de Jésus, le ton passe en
mode aérien. Il y a quelque chose de doux, d’apaisant, d’hypocrite aussi. La
voix est gentille, douce, légèrement nasillarde, avec un sourire dedans, le propos
respire le bonheur propre. À force de parler doux, le corps devient doux, même
les larmes sont douces. À force de parler doux, le bleu devient pâle, inodore,
incolore et sans saveur.
Avec les années, les mots ont été
gossés et patinés: j’ai rencontré Dieu, depuis
ce temps, je n’ai plus peur, j’ai vécu une épreuve difficile, j’avais une
décision importante à prendre, Dieu a mis une paix dans mon coeur; il m’a
confirmé que ce serait lui. Les mots peuvent moduler un peu. Ce qui ne
change pas, c’est la mise en scène. Ce dieu est toujours accompagné du même halo
de bonheur: les mots, le ton et la chemise repassée.
Quand on se voit, on se serre dans
les bras. C’est comme si on était toujours en train d’annoncer la visite d’une
personne aimée qu’on n’a pas vue depuis longtemps. C’est comme si on ne se
pouvait plus de faire comprendre à l’autre le bonheur qui nous habite à attendre
la visite. Sauf qu’ici, elle ne vient jamais. Heureusement, elle est dans nos
coeurs. Quand nous sommes ensemble, le bonheur est au rendez-vous. Je veux servir
le seigneur et lui obéir. Nous sommes dans la classe moyenne des émotions.
On sonne à ma porte. Des Jéhova ont
une bonne nouvelle à m’apprendre, le seigneur est parmi nous. Les Jéhova sont
toujours au moins deux. Un qui parle et l’autre qui fait la potiche. Comme
Jérémie et Rachelle. Je suis poli, mais je n’ai pas de temps à perdre. Je
l’écoute 30 secondes et lui dis monsieur, je ne crois pas un mot de tout cela.
L’homme ouvre sa bible et me demande
comment il se fait alors que Dieu ait dit que. Je l’interromps gentiment en lui
disant, je regrette, je ne crois pas à votre bible ni à ce qui y est écrit.
Nous nous approchons d’une conclusion. Accepteriez-vous de regarder un de nos
fascicules, demande l’homme. Certainement, monsieur.
La semaine suivante, rebelote,
l’homme et sa potiche à ma porte. J’ai lu vos documents, ils sont bien écrits,
belle édition, mais. La patience est parfois payante, je ne les ai jamais
revus.
Le discours évangélique n’est jamais
loin du motton dans la gorge. Il commence par un sourire et une bonne nouvelle qui nous vient
directement d’en haut. J’ai donné ma vie à mon seigneur, mon seigneur, mon
sauveur. Et lorsque le témoignage se prolonge, il ne plonge pas dans les tortueux
abimes de la psychologie. Il reste en surface, il se prolonge dans le courant aérien.
Jusqu’à la larme, celle qui donne forme au bonheur intérieur.
Je n’ai jamais compris cette
obsession bien humaine de se mettre à genoux pour jouer le rôle de celui qui a absolument
besoin de se faire guider. J’y vois une raison, la religion a été inventée par
les humains pour contrôler les autres humains. Il y a 2000 ans, un genre de
Walt Disney est passé par là. Par la suite, des dizaines de scénaristes ont mis
plus de 800 ans pour peaufiner le scénario de son histoire.
Le discours des églises évangéliques
est le même que celui du petit catéchisme: Qui
est Dieu? Dieu est un esprit, Où est Dieu? Dieu est partout, Dieu est
infiniment bon, infiniment parfait, et ainsi de suite. Rien n’a changé
depuis les années 60, le même ton et les mêmes mots doucereux. Fades, mièvres
et mielleux. Le virus se porte bien. Jérémie récite la prière et Rachelle repasse ses chemises.