jeudi 27 février 2014

Walt Disney est passé par là


Jérémie et Rachelle forment un couple. Jérémie a l’air gentil et Rachelle a l’air gentille. Ils n’ont pas eu de relations sexuelles avant le mariage. Jérémie est le premier homme dans la vie de Rachelle. Rachelle avait 15 ans lorsqu’elle a rencontré Jérémie. Elle espérait trouver l’homme avec qui elle passerait toute sa vie, c’est maintenant chose faite. Nous sommes pourtant en 2014. Je les regarde, je vois leur image figer, passer au noir et blanc, prendre la forme ovale, dans un cadre en noyer. Jérémie est à côté d’une fourche et Rachelle, devant une maison. Il ne manque que le mur des souvenirs.

L’homme est le chef de la famille et la femme lui doit respect et obéissance. L’homme doit amener la famille là où elle doit aller et la femme doit se soumettre. L’homme ne sera pas dictateur, mais un bon dirigeant. C’est Jérémie qui le dit. Rachelle complète: on prend toutes les décisions au final. J’ai beaucoup de poids dans tout, j’ai autant d’importance que lui dans le couple. Rachelle a raison, la soumission est lourde. Mon grand-père, Joseph-Arthur Panneton, et ma grand-mère, Germaine Caron, ont vécu l’époque de l’obscurantisme religieux rural des années Duplessis, où l’homme était le chef de famille et compagnie. Mes grands-parents n’ont pourtant jamais parlé taré.

Jérémie et Rachelle sont membres d’une église évangélique. Ils livrent leur témoignage dans le documentaire Les soldats de Jésus, d’Orlando Arriagada, diffusé à Zone Doc. Le film porte sur des groupes évangéliques au Québec, un courant religieux de plus en plus important chez nous.

Dans le domaine de l’évangélisation, les mots sont toujours accompagnés d’un ton. On parle de Jésus, le ton passe en mode aérien. Il y a quelque chose de doux, d’apaisant, d’hypocrite aussi. La voix est gentille, douce, légèrement nasillarde, avec un sourire dedans, le propos respire le bonheur propre. À force de parler doux, le corps devient doux, même les larmes sont douces. À force de parler doux, le bleu devient pâle, inodore, incolore et sans saveur.

Avec les années, les mots ont été gossés et patinés: j’ai rencontré Dieu, depuis ce temps, je n’ai plus peur, j’ai vécu une épreuve difficile, j’avais une décision importante à prendre, Dieu a mis une paix dans mon coeur; il m’a confirmé que ce serait lui. Les mots peuvent moduler un peu. Ce qui ne change pas, c’est la mise en scène. Ce dieu est toujours accompagné du même halo de bonheur: les mots, le ton et la chemise repassée.

Quand on se voit, on se serre dans les bras. C’est comme si on était toujours en train d’annoncer la visite d’une personne aimée qu’on n’a pas vue depuis longtemps. C’est comme si on ne se pouvait plus de faire comprendre à l’autre le bonheur qui nous habite à attendre la visite. Sauf qu’ici, elle ne vient jamais. Heureusement, elle est dans nos coeurs. Quand nous sommes ensemble, le bonheur est au rendez-vous. Je veux servir le seigneur et lui obéir. Nous sommes dans la classe moyenne des émotions.

On sonne à ma porte. Des Jéhova ont une bonne nouvelle à m’apprendre, le seigneur est parmi nous. Les Jéhova sont toujours au moins deux. Un qui parle et l’autre qui fait la potiche. Comme Jérémie et Rachelle. Je suis poli, mais je n’ai pas de temps à perdre. Je l’écoute 30 secondes et lui dis monsieur, je ne crois pas un mot de tout cela.

L’homme ouvre sa bible et me demande comment il se fait alors que Dieu ait dit que. Je l’interromps gentiment en lui disant, je regrette, je ne crois pas à votre bible ni à ce qui y est écrit. Nous nous approchons d’une conclusion. Accepteriez-vous de regarder un de nos fascicules, demande l’homme. Certainement, monsieur.

La semaine suivante, rebelote, l’homme et sa potiche à ma porte. J’ai lu vos documents, ils sont bien écrits, belle édition, mais. La patience est parfois payante, je ne les ai jamais revus.

Le discours évangélique n’est jamais loin du motton dans la gorge. Il commence par un sourire et une bonne nouvelle qui nous vient directement d’en haut. J’ai donné ma vie à mon seigneur, mon seigneur, mon sauveur. Et lorsque le témoignage se prolonge, il ne plonge pas dans les tortueux abimes de la psychologie. Il reste en surface, il se prolonge dans le courant aérien. Jusqu’à la larme, celle qui donne forme au bonheur intérieur.

Je n’ai jamais compris cette obsession bien humaine de se mettre à genoux pour jouer le rôle de celui qui a absolument besoin de se faire guider. J’y vois une raison, la religion a été inventée par les humains pour contrôler les autres humains. Il y a 2000 ans, un genre de Walt Disney est passé par là. Par la suite, des dizaines de scénaristes ont mis plus de 800 ans pour peaufiner le scénario de son histoire.

Le discours des églises évangéliques est le même que celui du petit catéchisme: Qui est Dieu? Dieu est un esprit, Où est Dieu? Dieu est partout, Dieu est infiniment bon, infiniment parfait, et ainsi de suite. Rien n’a changé depuis les années 60, le même ton et les mêmes mots doucereux. Fades, mièvres et mielleux. Le virus se porte bien. Jérémie récite la prière et Rachelle repasse ses chemises.




dimanche 2 février 2014

9 février 1964


Le 9 février 1964, je faisais partie des 73 millions de téléspectateurs branchés au Ed Sullivan show, pour voir le débarquement des Beatles en Amérique. Je n’étais pas gros, j’avais neuf ans. Dans la salle de jeux, où trônait la télé noir et blanc, il y avait mes parents, mes deux aînés, Gilles et Michelle, et Paul, le plus vieux de mes deux cadets. L’année suivante, j’aurais une cadette de plus. Il y avait aussi ma tante Hélène, célibataire.

J’ai toujours aimé ma tante Hélène. Elle nous contait des histoires avant le dodo, elle nous bordait, elle nous disait la vérité. Elle a passé sa vie en secrétaire, toujours avec la même patronne. Sa job était peut-être sa patronne. Elle a aussi passé sa vie dans ses mots croisés du quotidien The Gazette.

Tante Hélène ne faisait pas beaucoup de bruit. Elle a déjà été assise tout un été dans la cuisine au chalet, dans la chaise berçante, à regarder devant elle. Il est difficile de savoir ce que voit une tante qui regarde devant elle. Il se peut que tout ce qu’elle voit soit en dedans d’elle. Il se peut qu’elle n’ait regardé que les fenêtres de la cuisine. Si elle regardait plus loin, elle voyait la rivière Rouge couler en bas du coteau. Il me semble que l’été passe plus vite à regarder une rivière qu’une fenêtre. Plus tard, maman m’a dit que sa soeur avait été 10 ans en dépression. Ça fait beaucoup d’eau.

Chaque fois que nous partions en famille, tante Hélène venait avec nous. Embarques-tu, Hélène?, disait mon père. Pour le nord, la Floride, le restaurant, la Belgique, la Hollande, la France, l’Angleterre, l’Écosse, l’Irlande, la Gaspésie, Hélène embarquait. Elle nous a vus grandir, nous l’avons vue rapetisser. Un jour, une de ses cordes vocales a paralysé, ce qui lui a valu une voix plus rauque. Beaucoup plus tard, mon frère Gilles est allé débrancher son poêle sans le lui dire. Elle avait pris l’habitude de placer dans le congélateur ses commandes de St-Hubert, la démence. Ma mère craignait qu’elle ne mette le feu à la cabane avec ses ronds de poêle. Tante Hélène ne s’en est jamais aperçu. Elle a vécu sa vie tellement seule qu’elle est morte célibataire. Elle m’a laissé en héritage les lettres de voyages que je lui ai envoyées.

Les Beatles ont débarqué à New York, 80 jours après l’assassinat du président Kennedy. Je ne le savais pas encore, mais ma génération débarquait de cet avion. Ma soeur Michelle, de quatre ans mon aînée, était de la génération des boîtes à chansons, Félix, Brel, Brassens, les Cailloux, Ferland. Ma génération irait chercher ses héros dans l’invasion britannique.

Les Beatles avaient conquis l’Amérique par les salons, où tournaient les vinyles, les 33 tours et les 45 tours. Nous n’écoutions pas la radio AM. Ma mère écoutait Radio-Canada, mon frère Gilles et moi étions branchés sur CKGM-FM, la future CHOM. Ce soir-là, pour mes parents et ma tante, ça se passait à la télé.

À neuf ans, l’événement est fabriqué par les autres. Je me souviens vaguement de la prestation des Beatles. Mon événement à moi, ça a été les réactions de mes parents, curieux et amusés. Et ma tante Hélène, un peu scandalisée par la longueur des cheveux des garçons dans le vent. Pourtant, le design des Beatles de cette époque était propret. Il avait été créé par la photographe allemande Astrid Kirchherr, initiatrice de la coupe Beatles.

Ce 9 février 1964, les principaux éclats de voix dont je me souvienne ne provenaient pas de la télé. Mais j’y étais.