lundi 23 novembre 2015

Tissu




J'ai commencé à écrire, j'avais 12 ans. J'étais assis dans la cuisine, ma guitare sur les genoux, à découvrir ses notes. Deux de ces notes en alternance donnaient les premiers mots de L’eau vive, de Guy Béart, et s’arrêtaient à comme. Ma petite est comme. Pour la suite, je devais déposer un doigt sur une touche, ça ira à demain.

L’histoire a débuté à une table de mississipi, dans la salle St-Louis, au Collège Notre-Dame. Mon copain Laurent me demande veux-tu acheter une guitare? Dix piastres.

J'aurais pu dire non, j'ai dit oui. C'est comme Lucie Perreault. Elle me demande veux-tu qu'on sorte ensemble? Un fou dans une poche, une des belles filles de l’école, j'ai dit oui. Je la connaissais très peu. Je n’ai pas joué avec Lucie, ça a duré deux semaines. Avec la guitare, ça fait près de 50 ans.

Au début, les notes s'additionnent, indépendantes l’une de l’autre. Elles sont comme des spaghettis qui se tiennent debout sur le comptoir, dans leur contenant de plastique. Chaque tige est une pâte, et l’ensemble ne fait pas un plat. Les notes sont verticales, nous sommes loin du concerto.

À la longue, les doigts prennent confiance, ils se placent au bon endroit. Les mains se coordonnent, les accords s'enchainent. On entend de moins en moins le garçon qui laboure, et de plus en plus une mélodie. Les mains ont mémorisé une quantité de détails techniques, elles savent où elle vont.

Quelque chose de transversal s’ajoute au jeu. Les notes sont liées. Elles sont jouées en fonction des précédentes et des suivantes. Le début annonce la fin, c'est le rythme. Il lie les éléments verticaux en ajoutant une couche horizontale. L’ensemble prend la forme d’un tissu.

L’origine du mot texte est tissu, écrit le sémiologue français Roland Barthes, dans un article de 1972, paru dans l'Encyclopédie Universalis. J’ai appris ça la semaine passée.

J'aimais bien Roland Barthes. Le genre de prof avec qui tu as envie de prendre un pot ou quatre. Un intellectuel qui avait l’air sympathique. Il me donnait l’impression de savoir à quoi ressemblait sa mère. Ce n’était pas le cas de Sartre ou de Foucault. Par contre, je n'ai jamais compris de quoi à la sémiologie, trop rationnelle, loin de l'essence du mot.

L'idée du tissu est particulièrement belle et brillante. C’est un système à double entrée. Des fils verticaux. Des fils horizontaux.

Le Mali est passé maître en matière de tissus. Ils sont tout simplement magnifiques, avec leurs motifs et même, sans. Comme si ce n’était pas assez, les teinturières maliennes y appliquent des couleurs. On en parle dans toute l’Afrique et aussi loin que dans un Mac mini à Montréal. Les hommes et les femmes du Mali sont magnifiques. La couleur du tissu, c’est le talent.

Est-ce le tissu qui fait la femme ou la femme qui fait le tissu ? Chaque fois que mes filles me demandent si leur ‘outfit’ est beau, je réponds invariablement c’est ma fille qui est belle. De même, c’est le guitariste qui fait le texte. Lorsqu’il imprime son rythme et son style à la musique, il lui donne sa couleur.

J’ai compris l’écriture dans la trentaine. A force de gosser des textes publicitaires, j’ai commencé à en écrire d’autres, et je me suis trouvé en terrain connu. Je suis passé par les mêmes étapes dans le texte écrit que dans la musique. Les mots, les phrases, le tissu, la couleur.

Un texte bien écrit se lit comme de la musique. Une fois sur papier, cela s’appelle un imprimé.






samedi 7 novembre 2015

L'arbre à brume




James Brady a pris une photo. C'est un arbre dans la brume. James dit que la photo a été prise en Gaspésie. Je n’en suis pas certain. Cette brume est celle de mon enfance. Et en matière de brume, un enfant ne se trompe pas.

La brume, c'est la première chose que voit l'arbre en se réveillant le matin. C'est pour cela que celle de James est dans des tons de vert. Cette brume chlorophylle a l'air confortable comme une robe de chambre. On peut penser que la photo a été prise par un adulte. Je crois plutôt qu’elle a été prise par un arbre qui se réveille. Ce pourrait être un autoportrait.

Notre chalet à La Conception était situé dans la vallée de la Rouge, un vrai spot à brume. Le chalet avait la forme d'un T. Dans la barre du T, à gauche, c'est la cuisine, avec une table en pin pour 12 personnes. À droite, ce sont quatre chambres à coucher et, au fond, la chambre des maîtres.

Dans la barre verticale, il y a au milieu, à droite, la salle de bains avec, en face, la chambre des garçons, quatre lits superposés. Au bout de la barre, le grand salon tout vitré, avec un foyer en pierre des champs imaginé par mon père.

Ainsi, quand j'étais dans la cuisine, en haut à gauche, il arrivait que je ne voie pas le bout du pied du T, tellement il y avait de la brume. À ce moment, la longueur du chalet devenait infinie. Elle s'enfonçait dans la brume, on n'en voyait pas le bout. La meilleure façon de visiter la brume était de courir au bout du salon.

Il arrivait que nous partions en auto avec papa, tôt le matin. Je voyais à peine les lignes blanches peintes sur la route, devant le capot. Mais ce n'était pas angoissant, papa conduisait.

C'est le secret de la brume. Alors qu'on croit ne rien y voir, elle offre l'infini. La brume est la porte de l'imagination.

Dans celle de James, on devine la forme de l'arbre et de quelques débris. Je soupçonne James de vouloir nous montrer un arbre nommé désir. Pour l'enfant, c'est un arbre à brume. Dans la vie, l’imagination se manifeste avant le désir.

James Brady enseigne le cinéma au collège Rosemont. Mais sa bulle, c’est la photo. À voir ses photos, vous pourriez penser que James est un peintre frustré et vous auriez raison. Il peint ses photos comme un peintre sa toile, souvent avec des surimpressions. Parfois, il sait exactement où le cliché va le mener. D’autres fois, son intuition fait le travail à sa place.

Il y a une magie dans cet arbre: vous le touchez https://nicephart.wordpress.com/ et il apparaît.






dimanche 25 octobre 2015

Si je pensais à elle





À Val d'Or, en Abitibi, des jeunes femmes autochtones racontent les agressions dont elles ont été victimes, de la part d'agents de la Sureté du Québec. Cela se passait aussi bien au poste de police qu’à l’extérieur de la ville. L’entente est simple : je fais semblant de te protéger, tu me tires une pipe et tu fermes ta gueule. C’est la version moderne du calumet de paix.

À Bruxelles, en préparation du spectacle La nuit nous appartient, le comédien Gérard Depardieu veut réciter Nantes, une chanson de Barbara. Depardieu avertit son partenaire, le violonniste Philippe Graffin : ma lecture sera différente. Depardieu a connu Barbara. L’origine de cette chanson, c’est la main du père entre les cuisses de sa fille.

Depardieu dit la nuit nous amène vers nos démons, il faut bien raisonner nos démons. La musique peut faire tout ça.

Ce soir, une jeune fille boira trop. Elle sera prise en charge par un copain bon samaritain qui la ramènera chez lui. Il prétendra faire durer le plaisir en la mettant au lit. Une jeune fille douce.

Un jour, aux Foufounes électriques, je jase avec un braqueur de banques. Daniel, quand tu fais une banque avec ton 12, penses-tu à la femme de l’autre côté du comptoir?
Si je pensais à elle, je ne pourrais pas faire mon vol.








jeudi 1 octobre 2015

Le style Foglia


Le COM-2650 se donnait au pavillon Read, angle St-Alexandre et de la Gauchetière, deux rues en haut de la brasserie chez Maurice. Je connaissais bien. L’été précédant l’ouverture de ce pavillon de l’UQAM, je venais livrer des matériaux de construction pour les électriciens du chantier, au volant d’un pickup International rouge. Mon père avait le contrat d’éclairer les futurs étudiants.

Sans le savoir, j’allais avoir une bonne idée de ce qu’est l’université: un endroit d’abord entièrement ouvert, dans lequel on monte des cloisons, pour contenir le savoir dans autant de locaux. Les silos universitaires sont en gyproc.

Pierre Foglia arrivait au cours avec Mauve, son vélo, pour le cours d’écriture journalistique. Il m’est resté deux choses de ce cours: Foglia parle exactement comme il écrit. Ses anecdotes, je les ai lues le samedi précédent ou j’allais les lire le samedi suivant. Premier enseignement: Foglia est la forme humaine de ses chroniques.

Foglia m’a aussi griffonné un héritage. Dans un de mes textes, un homme regarde un paysage. Foglia ajoute comme une vache regarde passer un train. Je n’ai jamais oublié cette phrase, elle résume à elle seule le cours de 45 heures. Si tu veux savoir comment pense un homme, passe par le regard de la vache. Ça tombe bien. Moi qui dessine comme un pied, je vais écrire pour dessiner.

Cette semaine, six journalistes du journal La Presse ont écrit un texte dans une grande chronique, Le style Foglia, suite à la parution du livre Foglia l’insolent, de Marc-François Bernier. Chacun chacune s’inspire d’une chronique ou d’une anecdote. Il n’est pas facile de décrire Foglia, une fenêtre ouverte dans un texte cadré. D’où ce détour par le COM-2650. Et le souvenir d’une chronique parmi 4300.

En 1995, au Tour de France, le cycliste italien Fabio Casartelli décède suite à une chute. Sa tête est allée donner sur une borne de ciment. Le lendemain, Foglia raconte que le peloton s’est mis en branle en bloc. Tous les cyclistes portent un maillot noir. Un des cyclistes s’envole au-dessus du peloton. C’est Casartelli.

Pour écrire, il faut une solitude et un rayon de lumière. L’auteur coupe un mot, ajoute une phrase, allonge un plan, change un accord, sable la pierre, doute, se lève, s’assoit, recommence. Il gosse jusqu’à l’écoeurement. Lorsqu’il ferme la lumière, le texte reste collé dans sa tête, comme une grotte de Lascaux. Il peut même le réveiller la nuit, il manque un bout, celui de la solitude et du rayon de lumière. S’il ne se lève pas pour l’écrire, il ne dormira plus. L’auteur lâche tout lorsque le texte respire de lui-même. Il vit, il ne lui appartient plus.

Pour lire Foglia, il faut coucher la page de papier sur la table et la regarder non pas de haut, mais par l’horizon. De la typographie émerge un long chemin avec des vallons, des vélos, des fromages, des truffes, de l’Italie, Bob, Richard Desjardins, des chats, Maxiiiime, le courrier du genou, des noms inconnus parce que vous ne connaissez rien au sport, beaucoup d’hommeries, rarement des femmeries.

Foglia dit d’Yves Boisvert qu’il est le chroniqueur des 20 prochaines années. Yves Boisvert dit de Foglia qu’il a créé un style journalistique. Il y a un truc. Foglia écrit des textes sur lesquels on ne peut tourner la page.






dimanche 20 septembre 2015

La fin des millénaires



Dominic est né à Montréal, à l’âge de 8 ans. Quand on vient du Grand nord à Montréal à cet âge, ce n’est pas pour des vacances. Traitements médicaux, hopital, dépaysement, résistances. Il a rencontré Margaret puis, Jean-Pierre. Plus tard, c’était notre rendez-vous annuel à St-Côme, jouer dehors avec nos jeunes. Une trâlée de monde aussi mélangée dans le chalet que les bottes dans l’entrée. Jean-Pierre et Margaret ont débarqué avec Dominic.

Quaqtaq est tellement loin au nord, certains appellent ce village « Three Qs ». Quand vient le temps de couper court, la langue trouve son chemin. Avec ses 300 habitants, Quaqtaq peut entrer dans une salle de billard. C’est à 2400 kilomètres au nord de nous, sur le bord de la baie d’Hudson. Encore un peu, le doigt sort du cadre. Là bas, le vent souffle du nord au sud ou du sud au nord.

Dominic est arrivé un peu comme un chien dans un jeu de quilles. Il était Inuit, ce qu’il est toujours. Il était imposant. Ce qui le faisait rire faisait peur à nos jeunes. Il avait en lui une agressivité venue du nord. La guitare l’a calmé, comme une pilule nouvelle.

Avec le temps, Jean-Pierre est devenu son père et Margaret, sa mère. Depuis quelques années, Samia est sa soeur. Charlotte correspond régulièrement avec lui. Charles, Brigitte, Louis, Pablo, Roxanne, Béatrice, Patrice, Joanne, Jacob et Laurent, Benoit, Anamaria, Éliana, Philippe, Richard, Josée, Alexis et Julia, Stéphanie, Louis Karim, Camille, Micheline et moi, sommes devenus sa famille. Tribu, dirait Samia.

St-Côme, mi-février de n’importe quel hiver. Le sourire fendu aux oreilles, tout en sueurs, Dominic joue au hockey en t-shirt, à 20 degrés sous zéro. Son corps fume comme un sauna. St-Zénon, au printemps. Il nage des heures entre les blocs de glace dans le Deuxième lac Rondeau. Ses 330 livres de l’époque assurent une certaine protection. L’iceberg et l’ours blanc sont les frères de l’Inuit. Avec le temps, Dominic et nous avons formé un igloo.

Dominic a maintenant 30 ans. Il vient de passer deux semaines à Montréal. Il soigne son alimentation et a fondu de 70 livres en un an, la balance arrête à 184. Il a remplacé dans sa vie les tonnes de chips, de cochonneries et de Coca-Cola, par de petites quantités de chips, de Coca-Cola et de cochonneries. Il peut croiser ses jambes. Il fait maintenant de longues marches. Au menu, famille, Coca-Cola, Schwartz’s, camping, Coca-Cola, spectacles, la 4 par la 2 au coin.

Je soupçonne que la vraie raison de sa visite cet été, ce sont les hamburgers de Brigitte. Il en a enfilé quatre, dont un piqué dans l’assiette de Jean-Pierre. Chez Jean-Pierre et Samia, il s’est calmé : deux hamburgers et trois hot dogs.

Hier, Dominic a parlé à Camille au téléphone. Elle voulait lui dire allo, avant de partir pour la France. Il a aussi parlé à Louis Karim, pour son cadeau, deux verres identifiés Coca-Cola. Il ne nage plus entre les blocs de glace et ne joue plus au hockey en t-shirt, « it’s too cold ».

Dominic se fait généralement comprendre par une phrase courte. « Yes », « Coca-Cola », « I like this », ou « I hate this hospital ». Ou ses réponses, « My grandfather was nomadic ». « My father was sedentary ». « I live in my appartment ». Des millénaires d’histoire en quelques mots.

Depuis des milliers d’années, les grands-pères de Dominic ont parcouru la banquise en traîneau. Ils étaient membres de la nature, comme la neige et le froid. L'ours sous la neige, l'Inuit dans son igloo et le morse sous la glace, colocs de l’équilibre.

Dominic est devenu Canadien par la force des choses. Dans les années 50, le gouvernement canadien a décidé de sédentariser les Inuit, de les regrouper en villages. Il fallait démontrer l’appartenance du grand Nord au Canada. Pour les aider à comprendre, la GRC a abattu des milliers de chiens d’attelage (merci Wiki). Cela s’appelle couler les pieds du nomade dans le ciment. Une mort à petit feu, une instrumentalisation. Poussons un peu, un génocide culturel, une spécialité canadienne.

Le thermostat de Dominic sépare l’Inuit de sa nature. Le thermostat ne donne pas seulement de la chaleur, il apprend à avoir froid. On a remplacé l’horizon infini par quatre murs en gyproc. C’est la même couleur, mais en moins infini. Les peuples de la banquise ont-ils déjà eu froid ? Il faut être européen pour venir mourir de froid ici.

Être Canadien pour un Inuit, ça veut dire prendre régulièrement ses médicaments, rencontrer un travailleur social et acheter une batterie de cuisine. Ça ne se trouve pas dans un igloo. C’est aussi sortir d’une salle de billard, rue Mont-Royal, et saluer trois Inuit quêtant sur le trottoir.

Dominic est devenu un jeune homme. C'est un grand pas dans l'histoire de l'identité. As-tu un nom Inuit, Dominic? Tamini. Tamini Tukkiapik. Why didn’t you tell us your name is Tamini ? You never asked. De Tamini à Dominic, c’est la fin des millénaires.







mardi 15 septembre 2015

Antoine



Dans la nuit de samedi à dimanche, Camille va bien. Elle est dehors, avec sa grande amie Pascale. Elles ont fêté la cousine Frédérique et Louis va ramener sa soeur à la maison. Sur le trottoir de l’autre côté de la rue, Antoine. Ah, Antoine, ça fait longtemps.

Antoine et Camille sont liés par le cegep et une grande affection. Nous ne sommes pas des intimes, mais nous nous aimons beaucoup. J’aurais pu dire, je le saluerai une autre fois, j’ai traversé la rue pour lui dire allo. Camille, la prochaine fois, on se voit et on passe du temps ensemble.

En rentrant avec Louis, Camille a eu peur d’avoir un accident. Ce n’est pas Louis, il conduit bien. C’est Camille.

Antoine monte dans un taxi avec un copain. Cinq minutes plus tard, le taxi frappe un muret.

Je n’ai pas connu Antoine, mais j’ai reconnu la peine. Camille n’a jamais senti la mort d’aussi proche. Elle pleure dans mes bras à s’en fendre l’âme.

C’est une curieuse chose, l’âme. Nous savons tous un peu ce que c’est, sans l’avoir jamais vue. Tel joueur est l’âme de l’équipe. La rue St-Laurent est l’âme de Montréal. Dans un magazine, il y a longtemps, un chirurgien disait je n’ai jamais vu une âme au bout de mon scalpel. On ne sait pas où elle est. Lorsqu’on l’arrache, ça fait mal partout.






mercredi 9 septembre 2015

L'Isle-Verte


Mon Poussin revient de trois jours à l'Isle-Verte. C’est sur la rive sud du fleuve, un peu au nord-est de Cacouna. De l’autre côté, il y a Baie Ste-Catherine et Tadoussac. On se rend à l'Isle-Verte en traversier, en hélicoptère ou par le pont de glace.

Poussin a fait un dessin, trois maisons sur le Chemin de la tasse de sucre. Ces maisons appartiennent à la famille de Colette, proprio de la maison où loge Poussin. Elle dit je ne suis pas très contente de ce dessin, je vais le refaire.

Et voici d'autres dessins tout aussi jolis de l’île, où l'absence de lampadaires extérieurs permet aux milliers d'étoiles d'éclairer le chemin la nuit.

Nous sommes au contraire de la ville. À la ville, on met de l’éclairage pour sécuriser les gens. Ce faisant, on les coupe de la nature et on les insécurise. Y a-t-il un méchant loup derrière la lumière ? Il faut avoir confiance en soi pour se laisser guider par les étoiles la nuit. Il faut se sentir faire partie de quelque chose.

L'Isle-Verte a été baptisée par Samuel de Champlain, le bâtisseur de civilisation. À force d'y vivre, on entend les bélugas voisins respirer et oui, un port pétrolier à Cacouna, en pleine garderie des bélugas, était une mauvaise idée.

Quand elle était petite, Poussin faisait beaucoup de dessins. Chaque fois, un immense soleil éclairait le papier. Je ne me suis jamais demandé si elle allait bien, regarde les dessins. Jusqu'au jour où j'ai vu cette maison entourée de noir. Petite inquiétude. Il n’y a pas de soleil sur ta maison ? C’est une maison la nuit. Évidemment.

Quand j'étais petit, j’étais vissé chaque jour à Bobino. Il suffisait d'ouvrir la télé à lampes, pour entrer dans un dessin. Bobino, avec sa veste et son chapeau melon, sa soeur Bobinette, poupée de chiffon, et leur maison, La ferme du vieux moulin, avec ses portes de chateau. Et leurs amis invisibles, Camério, Télécino, Gustave et Tapageur. Le dessin de Bobino était animé.

Le dessin nous emmène dans l’intimité de la voyageuse. Il ouvre le premier jalon de son imagination. Une fois à l'intérieur, on n'en fait jamais le tour. Je ne sens pas le besoin de voir le Chemin de la tasse de sucre, il est sur le dessin, même s’il n’y a que les maisons.

Nos souvenirs bougent plus vite que les décors dont ils sont emplis. Mon Poussin va refaire son dessin. Elle aura donc deux souvenirs pour autant de moments.

L'Isle-Verte est bien vivante, et beaucoup plus jolie que je ne l'imaginais.






mercredi 2 septembre 2015

Le pont Champlain


Peut-on être le descendant d’un bout de terrain? Une clairière peut-elle être mon ancêtre?

Vous débarquez pour la première fois sur un continent. En fait, vous êtes le premier étranger sérieux à débarquer sur ce continent, vous voulez faire la différence. Vous avez un projet en tête, fonder une Nouvelle-France. Vous ne voulez surtout pas refaire les mêmes erreurs que vos compatriotes Français, Hollandais et Espagnols, ceux qui ont systématiquement massacré les premiers résidants du continent. Comme vous avez été bien élevé, vous traitez ces compatriotes d’idiots, mais dans votre tête.

Bref, vous vous pointez chez les Amérindiens, sans haine, sans armes et sans violence, sur un plateau surélevé devant le fleuve. Il porte aujourd’hui le nom de Pointe aux Alouettes, à Baie Ste-Catherine, tout près de Tadoussac. Coup de pot, vous débarquez dans une grande réunion de nations amérindiennes. La table est grande et les esprits, ouverts. Vous demandez au chef amérindien Anadabijou la permission de vous installer sur ses terres. Et by the way, chef, nous voulons vivre en paix, nous autres, la chicane, pas vraiment. Ça tombe bien, Anadabijou n’aime pas la chicane. Il dit ok et by the way, comme vous dites, si vous voulez marier nos femmes, c’est good.

Ça s’est passé le mardi 27 mai 1603. Le lendemain, la nouvelle fait la une de tous les journaux: Champlain inaugure un pont.

L’idée, en gros, visait à développer une “colonie” dans la paix, d’abord parce que c’est plus le fun, mais aussi parce qu’il n’est pas évident de construire une maison un fusil dans les mains. À la limite, même la guerre servira la paix.

On se retrouve donc devant un monde immense, et deux manières de voir. Une est basée sur la propriété, je prends possession de ces terres au nom de mon roi; l’autre, sur la liberté, la terre est ma mère, l’arbre est mon frère et la lune, ma lumière.

L’entente, appelée la Grande Alliance, mettra la table à 160 ans de vie commune sous le signe de l’ouverture. Un paquet de Français a pris le bord du bois pour devenir coureurs et amérindiens. Nous allons apprendre le consensus, la solidarité, l’égalité collective, la liberté des bois, la beauté des courbes. Mon ADN culturel est teinté de ces couleurs. Quand je sors mon bâton de hockey, c’est l’indien qui va jouer dehors.

On apprend beaucoup de choses en 160 ans. Lundi. Viens, je vais te montrer comment naviguer en canot. Mardi. Regarde, ça s’appelle un fusil, ce soir, on mange de l’ours. Mercredi. Les Tremblay font goûter leurs tourtières aux Obumsawin. Jeudi. Les Obumsawin initient les Tremblay à une épluchette de blé d’Inde. Même pas une semaine de faite.

Et quand un adulte fait une grosse gaffe, la communauté se réunit pour décider le consensus du châtiment. Des manières de faire qui sont entrées une à une dans notre hérédité. C’est la rencontre entre le cercle de l’amérindien et la pyramide du Français. Une forme de mimétisme de bon voisinage pour un futur ADN culturel.

La culture, c’est la manière de faire les choses. Lorsque l’immigrant arrive du Liban avec son shish taouk, il nous montre une nouvelle façon de parler poulet. Le sien est mariné, épicé, coupé en tranches et grillé. C’est du poulet comme le mien, préparé autrement. Son poulet entre chez moi et je deviens un peu libanais.

Causer shisk taouk au comptoir chez Adonis, ça veut dire que votre vie se porte bien. Ici, c’est autre chose. Il faut bâtir des maisons au plus sacrant, en espérant que nous ne mourrons pas de froid et qu’il y aura assez de castors pour tout le monde.

L’enjeu de cette toute première rencontre est la terre. On la voit comment, la terre, on la traite comment? Pourtant, la terre n’est pas assise autour de la table lors des discussions.

La différence entre l’homme et la terre, c’est que la terre va plus loin que l’horizon. Là où la vue de l’homme arrête, débute un horizon nouveau. Comme la Terre est ronde, les horizons sont infinis. Pour pallier à la chose, l’homme a développé une astuce. Si la vue est limitée, la vision n’a pas de fin.

La Pointe aux Alouettes est un bois. Nos ancêtres ont laissé l’endroit propre, la clairière est devenue forêt. Autour du feu, les arbres parlent français, montagnais, abénaquis et algonquin. Tout le monde se comprend.

Je suis un peu libanais, un peu bagel, pas mal anglo-saxon, pas mal italien, un peu Schwartz’s, assez africain, américain, portugais, Français en façade seulement. Je suis aussi pas mal plus amérindien que je ne le pensais. C’est ma révélation 2015. Les chevaux sont lachés.

Je fais mes premiers pas sur le terrain où je suis né. C’est le seul partenaire de cette soirée encore vivant. Le reste fait partie de notre mémoire. Je marche dans notre chair, il y a quelque chose de noble chez nous.





mardi 11 août 2015

Le gout du sel


J’ai demandé à la dame si elle arrivait à faire entrer tout ce beau paysage dans sa tablette numérique iPad. Il faut bien être en vacances pour poser toutes sortes de questions à toutes sortes de gens qu’on ne connait pas. Le truc, c’est d’aligner la phrase comme si nous étions en pleine conversation.

Par définition, un portrait est une partie réduite du paysage. Il en est ainsi de la photo, du roman, de la peinture, du film, du blogue. La personne sur la photo est toujours plus que sa photo. Ici, à l’extreme gauche du paysage, le fleuve, direction le golfe du St-Laurent. À l’extreme droite, le fleuve, direction Québec.

Pendant que la dame photographiait des extraits du fleuve, est arrivé le voilier de Samuel de Champlain. Il allait débarquer à quelques pas de nous, en 1626, et baptiser l’endroit Port-au-Persil, à cause du persil de mer, ou livèche écossaise, une plante au gout prononcé, appréciée par les marins (merci Wiki). En région, il est facile d’imaginer le paysage d’il y a 400 ans. Il suffit de gommer les maisons et les installations portuaires et de les remplacer par des arbres. Je ne sais pas si le bateau apparaitra dans la photo de la dame.

Je suis assis sur une allée en bois, au-dessus d’un banc de roches, face au fleuve. Une allée longue comme un trait d’union. Elle relie les passants, entre port et persil.

Port-au-Persil est une perle déposée au fond d’une petite crique, tout près de St-Siméon. Il y a ici sept ou huit maisons, et une petite chapelle protestante, construite par l’Écossais John McLaren, en 1893, en 1897 et en 1902 (sacré Wiki).

Champlain débarque à Port-au-Persil. Sur la roche d’à côté, deux jeunes de 20 ans, Alain Savaria et moi, cheveux longs et guitares Norman, chantent du Gilles Valiquette. Ils sont partis hier soir, vers minuit, du parc Beaudet, à Ville St-Laurent. Ils sont venus en compagnie de Germain Legault, fils de Pierre Legault, qui a fondé l’an dernier, en 1974, la poterie de Port-au-Persil. Je ne sais pas encore que j’habite la maison de celui qui sera au coeur de la réputation internationale de poterie de Port-au-Persil. Je ne sais pas non plus ce que sont devenues nos partenaires de voyage, Colette, voisine de Germain, et Micheline, la copine d’Alain.

Jouer de la guitare Norman sur une roche de Port-au-Persil, les cheveux dans le vent et chanter Le voyage, de Gilles Valiquette, tu ne peux pas faire plus Kébek, en ce juillet 1975. On dirait que la nature a mis la table pour nous griser. Il ne manque que le joint et deux grosses Black Label, les racines ancrées drettes dans le persil.

Je n’ai jamais aimé ma Norman. Je l’ai achetée après m’être fait voler ma Gibson Hummingbird. Chaque jour durant cinq ans, j’ai consulté la rubrique 511 des annonces classées de La Presse, pour en trouver une identique. Et pendant cinq ans, j’ai enduré le manche, gros comme un deux par quatre, de ma Norman B-55 gauchère.

Ne pas aimer une Norman en 1975 relève du sacrilège. C’est la première guitare québécoise digne de ce nom, fabriquée à La Patrie. Tout musicien qui se respecte joue sur une Norman et le mentionne sur la pochette de ses vinyles. Le sanctuaire de la Norman à Montréal est le magasin La Tosca, sur St-Hubert. En ces années, le nationalisme s’accroche à tout ce qui pousse, les cheveux (la liberté), la barbe (la sagesse), l’érable (les guitares et le sirop) et le pot (le carburant).

Je ne sais pas si la dame a vu le bateau de Champlain dans son écran iPad, les deux jeunes, les cheveux longs, les Norman et Le voyage. Nous regardions le même paysage sans voir la même chose. Nous partagions le goût du sel.

Ce que le paysage ne peut contenir, c’est le souvenir. Le paysage a été créé par la nature, et sa beauté, par les yeux qui la regardent.