samedi 24 janvier 2015

Elle arrivait de 1985


En 1928, quelque part sur une rivière américaine, une souris siffle en pilotant un bateau à vapeur. Le film Steamboat Willie, de Walt Disney, lance la carrière de Mickey Mouse. Nous avons embarqué avec Mickey. Nous avons aussi embarqué avec toute une panoplie de dessins animés, durant des décennies, des Looney Tunes à Pixar: Donald Duck, Goofy, Popeye et Olive, Tweety Bird et Sylvester, Aladdin, Woody, Bugs Bunny et sa carotte, The Coyote et Road Runner.

Beaucoup plus tard, le réalisateur Stephen Spielberg donne de la gueule à un camion Peterbilt rouillé, pour le film Duel. Lorsque le camion poursuit une Plymouth Valiant orange sur une route désertique, une âme de tueur émane de la rouille. Spielberg nous fait embarquer dans son camion. Et quand le même Spielberg lance un requin après des nageurs, rebelote. Nous avons tellement embarqué, les plages désertes des États-Unis ont longtemps cherché des baigneurs. Et lorsque Clint Eastwood mordille en gros plan son cigare Toscano dans un western spaghetti de Sergio Leone, nous appuyons chacune de ses balles.

Au fond d’un lac, Popeye le vrai marin est enchaîné. Le poids des chaînes le retient sous l’eau. Pendant ce temps, à la surface, le méchant Brutus enlève la gémissante et longiligne Olive. Comme il ne peut atteindre la boîte d’épinards qui gît sur le fond du lac, Popeye utilise sa pipe comme chalumeau pour l’ouvrir. Toujours au moyen de sa pipe, il aspire les épinards, brise ses chaines et vole au secours de la belle Olive. Belle est un grand mot. La pipe est à Popeye ce que le cheval Jolly Jumper est au cow boy Lucky Luke. Le petit cul que je suis rêve juste à manger des épinards au fond d’un lac.

Nous aimons croire à ce qui n’existe pas. Nous savons que cela n’existe pas et nous y croyons quand même. Ce qui n’existe pas nous berce. Quand la publicité nous présente des produits, nous embarquons. Lorsque j’écris sur un iMac de 24 pouces, deux pages de large, je suis à la plage. Je m’approprie une partie du génie de Steve Jobs. Je n’aime pas les PC et je ne suis pas le seul. Au cinéma, le Mac est associé aux bons et le PC, aux méchants.

Voyez les marques, Chanel, Nike, Red Bull, Jaguar, Coca-Cola et ainsi de suite. Nous savons que ces images sont frimées et pourtant, nous embarquons. Nous consommons pour renforcer notre identité. Avec mon nouvel iPhone que j’ai acheté avant toi, mon identité est plus forte que la tienne. La fierté silencieuse se mesure en temps.

À Virginia City, Lucky Luke veut rencontrer un notaire. Le chien Rantanplan, “sa bêtise m’étonnera toujours”, vient d’hériter d’une grande partie de la ville. Lucky Luke représente le bête pitou. Il demande au portier de rencontrer M. Chester, de l’étude Chester, Chester, Chester & Chester. Lequel?, demande le portier. Le deuxième, je crois. Vous le trouverez avec les trois autres, dans le bureau du premier, au second.

Walt Disney et Clint Eastwood ont une longueur d’avance sur la pub. Ils meublent notre imaginaire de personnages et d’histoires fantastiques, alors que la pub travaille fort pour nous faire rêver par la consommation. Mais la pub est une greffe qui a du mal à prendre. Nous embarquons, en gardant un pied sur le frein. Lorsque Télé-Québec diffuse un film sans publicités, je ne connais personne pour critiquer.

Je pensais à tout cela jeudi soir, en revenant de mon cours création et langue publicitaire, à l’Université de Montréal. Je pensais à tous ces efforts du commerce pour mobiliser l’imaginaire. Il faisait noir et bon.

Je traverse la rue St-Germain, à l’angle de la rue de l’Église. J’arrête au milieu de l’intersection, pas une seule voiture en circulation. Les rues sont désertes et humides, comme au cinéma. Vous remarquerez, les rues sont souvent mouillées au cinéma. On appelle cela un wet down. L’effet est très beau, aussi romantique que dramatique. Tout ce qui manque à mes quatre bouts de rue, c’est de voir rouler des arbustes secs, poussés par le vent.

L’acteur américain Cary Grant est exactement au même endroit que moi, dans North by Northwest, du réalisateur Alfred Hitchcock. Il est à l’embranchement de routes de campagne en gravelle et pas une voiture en vue. Cary Grant est entouré de champs et moi, de maisons. Les lieux sont différents, l’angle est le même. Si cela se trouve, mon emplacement était identique au sien, il y a 150 ans, au temps des fermes. Pour Cary Grant, le danger ne vient pas d’une voiture, mais d’un avion.

J’ai sauté en même temps que l’explosion. La DeLorean inox de Marty McFly est passée devant moi à 88 miles à l’heure, poussée par une boule de lumière électrique. Elle arrivait de 1985.




mardi 6 janvier 2015

Pierre Nadeau


Le samedi 17 novembre 2012.


J’ai trouvé émouvant de rencontrer Pierre ce matin. Il n’était pas 9 heures, nous étions les deux seuls clients de la grande cafétéria de l’hôpital Notre-Dame. Un endroit pour le moins inusité pour une rencontre imprévue. J’ai commandé deux oeufs tournés pain brun, pas de tomates, ni patates, ni viande. Il a demandé la même chose, avec saucisses.

Pierre Nadeau est un des chefs de file du journalisme, non seulement radio-canadien, mais du journalisme canadien tout court. Si les années 50 et 60 ont été celles de René Lévesque au Québec, celles des années 70 et 80 ont été dominées par Pierre Nadeau. Un homme d’une grande intelligence, d’une belle allure, très élégant, beaucoup d’énergie et peu de complaisance. Il a couvert les grands conflits, il a animé quantité d’émissions d’affaires publiques et même, de variété. Il a été élu le plus bel homme du Canada. Bref, la première fois que je l’ai rencontré, il était encore, dans ma tête, dans un écran de télévision, je voyais une icône. Il m’a fallu quelques rencontres avant que je ne le sorte de ce cadre pour m’adresser enfin à l’homme.

Nous étions ce matin des amis. Pierre m’a demandé sans indiscrétion qu’est-ce que tu fais là. Le cancer de Hodgkin de ma fille. Il a enchaîné sur le cancer de sa femme. Cancer de la moëlle épinière, assez difficile. Des sessions de chimio sept jours en ligne, ce doit être infernal. Il a parlé de sa maladie le Parkinson, comment elle le ralentit. Je lui ai dit pourtant, tu es très vif, tout à fait présent. Oui, mais il me faut cinq minutes pour enlever ma veste. Ces petits gestes qui préludent la vieillesse.

Nous avons parlé de la Palestine. Pierre a beaucoup couvert cette région. Les Palestiniens, Arafat, les entraînements de felquistes avec des commandos, c’est son scoop, etc. Cette semaine, dit-il, la violence a repris, un drone a détruit la voiture de ce militaire palestinien ..., ..., ..............., ....................................................................................., tu vois, à un moment, je cherche mes mots, c’est ça le pire. Ils vont revenir, je pourrais les écrire sans problème, mais en attendant, ça m’empêche de travailler. Oui, mais quand tu es passé à Tout le monde en parle, tu étais très vif, assez allumé, même. En fait, en pleine conversation à cette émission, ses yeux pissaient d’intelligence. Plus tard, alors que les autres discutaient autre chose, la caméra a montré Pierre, l’air ailleurs, absent.

J’ai attendu qu’il se rende à l’évidence, je ne suis pas capable d’ouvrir mon contenant de confiture, pour lui offrir de le faire. Il y a un moment pour intervenir, tout doucement, juste avant que l’autre ne s’énerve. Une petite marque d’amitié. Les personnes qui perdent de la mobilité amènent ce genre de geste intime. Il doit être fait simplement, du genre passe-moi le beurre. C’est un échange, Pierre. Tu m’as assez allumé toutes ces années à la télé, je peux bien te rendre ce petit service.

J’ai connu Pierre en 1992, à l’époque où il co-produisait l’émission Les Grands procès, avec son ami producteur Vincent Gabriele. Quand le concepteur Cédric Loth et moi lui présentions les pleines pages journal de pub, il écoutait, curieux. Comme un journaliste, celui qui observe et comprend avant de poser des questions. Il m’avait toujours impressionné par la parole, il m’impressionnait maintenant par le silence. Aujourd’hui, le silence est l’avenir du Parkinson.

Nous avons fait le tour de notre conversation en même temps que celui des oeufs. Le côté émouvant de cette rencontre, ce n’est pas le hasard, ni la maladie. C’est de voir que le monsieur demeure toujours aussi grand.





jeudi 1 janvier 2015

Penny Lane


Penny Lane est entrée dans mes oreilles et dans mes yeux en 1967. J’avais 12 ans. Cette chanson des Beatles est meilleure que le spaghetti de ma mère, le meilleur au monde.

Comme chaque année, nous passions l’été au chalet, à La Conception. Mon entrepreneur de père avait décidé d’ouvrir un camping à l’autre bout du terrain, près de la plage. Il avait loti une cinquantaine de terrains avec prises d’eau et électricité. Lorsque le niveau de la rivière Rouge baissait durant l’été, une plage de 1000 pieds de sable fin émergeait.

Papa m’avait demandé de m’occuper de l’accueil des campeurs. J’avais mon bureau, une petite bâtisse qu’il avait rénovée et que nous avions amenée là avec un tracteur Massey Ferguson 35. À l’intérieur, il y avait une table, des formulaires d’inscription, deux chaises, un classeur et ma première guitare, une Kent classique payée 10 $. Je la possédais depuis tellement peu de temps que je ne savais pas qu’il fallait l’accorder, et encore moins comment.

Je passais mes journées dans mon bureau à attendre les clients. Ceux-ci arrivaient sur la route 117, tournaient dans l’entrée et arrêtaient devant ma porte. Je sortais les accueillir, nous entrions régler les papiers. Je déposais l’argent dans la petite caisse et je les menais à leur terrain. De retour à mon bureau, je grattais la guitare ou je m’étouffais en fumant en cachette une cigarette Matinée.

De l’autre côté de la route, il y avait le restaurant Les Cascatelles. Ce resto était tenu par le curé Hébert, de la paroisse Ste-Geneviève, à Pierrefonds. J’ai toujours pensé que ce curé était un bandit, avec sa Cadillac et son visage de boxeur amoché aux yeux bleus. Je ne l’ai jamais vu en curé, mais souvent avec une bière et une chemise noire. Il y avait beaucoup de monde aux Cascatelles. Les fins de semaine, le stationnement était plein. J'allais y chercher une orange Crush.

À 12 ans, les jambes sont courtes. Le centre de gravité est plus bas et l’infini est plus proche. La 117 mesurait 410 milles de long par 50 pieds de large. Cinquante, c’est quatre fois mon âge, plus deux. J’attendais qu’il n’y ait pas de circulation pour traverser. Le soleil plombait, les criquets stridulaient (merci Wiki), comme les criquets provençaux dans le film Le Château de ma mère, d’Yves Robert. J’ai retrouvé dans cette histoire de Marcel Pagnol le sentiment universel du petit cul de la ville à la campagne en été.

Traverser la 117 en absence de circulation était un moment solennel. La couche d’asphalte devait bien mesurer quatre pouces. J'y mettais le pied comme on monte une petite marche. J’avais l’impression de traverser un interdit; une route est conçue pour être parcourue dans sa longueur, pas sa largeur. Durant la traversée de 50 pieds, tous les sens sont aux aguets, les prédateurs arrivent vite. C’est comme traverser une piste d’atterrissage entre deux avions. Quelques années plus tard, tous les équipements en direction de la Baie James allaient passer devant mon bureau.

À 12 ans et 4 pieds 7, les rumeurs passent au-dessus de votre tête. Il faut grandir pour les comprendre. Quand j’ai eu 17 ans et 6 pieds 1, la rumeur disait que le curé Hébert n’avait pas le droit d’exploiter un restaurant. Un jour, il est mort. La nuit suivante, son restaurant l’a suivi dans un incendie.

ll y avait une crisse de marche de quatre pouces en entrant dans mon bureau. C’est en tout cas ce que criait M. Larose, un client nerveux, chaque fois qu’il entrait et qu’il s’enfargeait dans la marche. Et quand il sortait, il oubliait chaque fois que le plancher se dérobait de quatre pouces près de la porte d’entrée. La crisse de marche devenait la ciboire de marche. Il devait y avoir une hiérarchie dans les sacres, comme un ordre saint dans la colère : crisse de marche en entrant, ciboire de marche en sortant.

Mon bureau était aussi le lieu de mes cours de rattrapage en mathématiques, ma bête noire à vie. Mon père me faisait répéter mes tables de multiplications. Mais il faisait trop chaud pour que ça rentre. En fait, elles rentraient très bien, c’est moi qui ne voulais pas. Un jour, j’ai compris que l’algèbre enseigne l’égalité et la géométrie, les inégalités. Je me suis senti libéré. Il y a quelque chose de très humain dans cette discipline.

Penny Lane a été composée uniquement pour cette petite bulle de bout de route, l’été.

Comme les héros de notre enfance, les mélodies ne vieillissent jamais. Tintin a 17 ans depuis 85 ans. J’ai 12 ans et Penny Lane mesure 50 pieds.