mercredi 24 juin 2015

Aimer




Omar Khadr a passé sa vie avec des bourreaux.

Le premier bourreau d’Omar était son père. Il faisait partie de la nébuleuse d’Oussama Ben Laden. Le père a obligé son garçon à se battre en Afghanistan. Le jour de l'attaque qui a tué un soldat américain, Omar avait le mandat de ne pas laisser entrer l'ennemi dans un bâtiment. Omar avait 15 ans. L'ennemi, ce sont des soldats américains armés jusqu'au dents.

Dans le documentaire De l’ombre à la lumière, de la CBC, un soldat américain, surnommé Alias, dit qu'Omar a lancé une grenade, et ne termine pas sa phrase. Il ne pleure pas, il cherche dans sa tête. Il donne l'impression d’avoir oublié son texte, ou de se rappeler subitement que son patron lui a dit de se la fermer. La grenade a été lancée. Nous ne savons pas si elle va tomber.

Le deuxième bourreau d'Omar s'appelle Damien Corsetti, un investigateur militaire américain. Damien et Omar ont été imposés un à l'autre, au Centre de détention américain Bagram, en Afghanistan. Un bourreau et une victime ne se rencontrent pas, comme dans passe-moi le beurre. Ils sont imposés l’un à l'autre dans une relation à sens unique. Il n'y a ni échange ni conversation d’ami. Je joue le rôle du salaud. Je vais te tuer. Je vais ensuite t’humilier, te violer et te noyer. Ça va durer 10 ans.

Un autre soldat américain dit que, enterré sous des décombres, Omar ne peut avoir lancé sa grenade. Omar ne se souvient de rien.

Il se passe quelque chose dans ce documentaire. Lorsque Damien a vu Omar la première fois, il s'est questionné sur la morale de la guerre. Omar, 15 ans, l’a senti. L’invective ne déshonnore que son auteur, disait Conficius.

Le troisième bourreau d’Omar est la justice américaine. Militaires, procureurs, politiques, Président Bush, tous s’accordent pour dire qu’Omar est un meurtrier, un terroriste, un tueur, un sanguinaire, un adulte, bref, un étranger. La désinformation est partout. Dans les journaux américains, à la télé, jusque dans la bouche du président.

Le quatrième bourreau d’Omar est à Ottawa. Il s’appelle Stephen Harper. Stephen aime le mal qui dure. Il va tout faire pour laisser moisir Omar dans la pire prison des États-Unis. Pour Stephen, Omar, 15 ans, est un meurtrier, un terroriste, un tueur, un sanguinaire, un adulte, bref, un étranger. Omar Khadr est un citoyen canadien. Il est d’origine égyptienne et palestinienne, double erreur. Stephen va travailler fort pour empêcher Omar de purger sa peine au Canada. La Cour suprême du Canada va lui taper sur les doigts.

Depuis le début de l'histoire, Stephen dit à qui veut l'entendre qu’Omar, 15 ans, a droit à des mots d’adultes. Les tribunaux du pays lui ont dit qu'il avait tort. Omar est libéré et va habiter chez son avocat. C’est un dangereux terroriste, dit Stephen, il doit purger sa peine. La Cour suprême du Canada donne raison à Omar, il doit être traité comme un enfant soldat. C’est un dangereux terroriste, dit Stephen. Bien des observateurs se demandent si Stephen sait lire.

Aujourd’hui, Omar a 28 ans. Il a passé les 15 premières années de sa vie avec son premier bourreau, les 13 années suivantes avec les autres. Durant ces années, il a été violé dans son corps à Guantanamo, et dans ses droits au Canada, par le service de renseignements canadien SCRS et par Stephen. Pour faire la job, Stephen fait appel à Steven, Blaney celui-là, le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile du Canada. Steven est le bras du milieu de Stephen.

Omar a été libéré il y a six semaines. Lors de son premier contact avec les médias, il s’est présenté comme un ti-cul content de s’être fait prendre après avoir fait un bon coup, avec un sourire à faire fondre une belle-mère. Il a dit je veux aimer et être aimé. À Stephen, il a dit tu seras déçu, je suis moins méchant que tu ne le penses. Stephen veut qu’Omar retourne en prison.

Omar vit chez son avocat Dennis Edney. Lorsqu’ils se parlent, Dennis embrasse Omar comme j’embrasse mon fils. Lorsque Stephen va reconduire son fils à la garderie, il lui serre la main.

Les bourreaux américains semblent être dotés d’une forme d’intelligence inconnue des bourreaux canadiens. Le colonel Morris Davis était Procureur général de Guantanamo. Son rôle consistait à maintenir l’image d’Omar au niveau des égouts. Devant la caméra de la CBC, il dit I felt like Mickey Mouse at Disneyland.

À Damien Corsetti, Omar dit que la torture fait souffrir plus encore le bourreau que la victime. Aujourd'hui, Damien remercie Omar de lui avoir ouvert les yeux. Damien a compris, la vie d’Omar Khadr est une histoire d’amour.






vendredi 19 juin 2015

La vie est belle


La vie est belle. Il arrive qu’elle le soit encore un peu plus. C’est arrivé cette semaine avec la magnifique fresque des papiers peintres Ella et Pirt, sur les toits et le stationnement d’Oxfam-Québec, à Montréal. La vie prend de la hauteur, elle nous emmène vers une beauté où on se sent bien.

La fresque Les rois d’en bas est inspirée de la désolation des Népalais, suite aux violents séismes d’avril dernier. Trois personnages se tiennent en boule, chacun dans un cadre. Ils sont angoissés, démunis, ils veulent retourner dans le ventre de leur mère. Le dernier bout, c’est moi qui l’invente. Mon père est décédé en position foetale, il voulait revoir sa mère. Lorsqu’un tremblement de terre coupe la vie autour de toi, je suppose que tu veux revoir ta mère.

J’ai fait partie du conseil d’administration d’Oxfam-Québec durant 12 ans. Une magnifique expérience dans une organisation hors norme. À part la Croix rouge et les Nations Unies, je ne sais pas s’il existe une organisation de cette ampleur au monde. Le Ghanéen Kofi Annan, ancien secrétaire général des Nations Unis, a déjà dit qu’Oxfam était l’organisme le plus influent au monde.

Il faut aller en Haïti pour le comprendre. Là-bas, je ne suis pas Oxfam du Québec, du Canada, d’America, ou de Grande-Bretagne. Le mot Oxfam ouvre toutes les portes. Je dirais qu’il est accompagné d’un soulagement. Oxfam respire.

La fresque d’Ella et Pitr aurait pu se retrouver sur le toit de tous les Oxfam du monde. C’est un geste d’une immense dimension, la nouvelle communication. Il interpelle instantanément la mobilisation mondiale en rappelant la mission d’Oxfam auprès des réfugiés. Et pour une rare fois, le geste est celui d’un rêve. Il n’est pas misérabiliste, il ne s’acharne pas sur des victimes.

Au lieu de dire voici la misère, il propose nous pouvons sortir de la misère. Il montre que la vie repose parfois sur une angoisse, que ton voisin peut avoir besoin de toi pour retrouver son bonheur. Dans la vie d’une société, un tremblement de terre est un caillou dans le soulier. Il sera possible un jour de s’en débarrasser, sans jamais l’oublier.

J’étais en Haïti six mois après le tremblement de terre qui a fait plus de 300 000 morts. J’allais rencontrer des collègues des États-Unis, de Grande Bretagne, d’Italie, et d’Oxfam International. Quand j’ai vu un petit film dans lequel des citoyens jouaient le drame face à un public, j’ai compris que la reconstruction était commencée. La misère a toujours le même visage, il est possible de le changer.

Je souhaite à Oxfam beaucoup de fresques. Chacune nous rappelle que nous ne sommes pas seuls. C’est l’expression de la vie dans ce qu’elle fait de mieux.





mardi 9 juin 2015

Chagrin d'école


C'est le livre de la partie cancre de mon enfance. L'auteur Daniel Pennac raconte son parcours scolaire. Il a débuté ti-cul cancre à l’école et un jour, son nom est entré dans le dictionnaire Robert. Lorsque sa mère a appris la nouvelle à la télé, elle a demandé à son autre fils Tu crois qu'il s'en sortira un jour?

Nous sommes à la page 2 de Chagrin d’école. Il y en a 305 comme ça.

En écrivant leur histoire, certains auteurs racontent aussi celle des autres. Tout jeune qui a connu les joies d'un chalet l'été retrouve une partie de son enfance dans Le château de ma mère, écrit par Marcel Pagnol et porté au cinéma par Yves Robert. Les étés d'enfance du petit Marcel se passent dans les montagnes de Provence. Les miens, dans la vallée de la Rouge, du nom de la rivière. Lorsque Marcel réfléchit dans sa montagne, les rayons de soleil dansent sur ma rivière.

Je lis deux choses dans le récit de Pagnol, comme dans celui de Pennac. Il y a ce qu'ils écrivent et ce que je vois. Pagnol parle de mon enfance en vacances, Pennac, de ma cancritude à l’école. Mes souvenirs de l'école primaire sont composés d’images pas de sons. Comme je faisais partie des derniers, j’étais assis au fond à droite, dans une classe lumineuse, la maitresse en avant.

Lorsque la maitresse pose une question, le cancre lève le panneau de son bureau pour regarder à l’intérieur, comme s’il lui venait subitement le goût de creuser une idée. La tête enfouie dans le bureau, il se sent comme un perdu dans une grotte d’ours. Les yeux voient des livres qu’ils ne cherchent pas. Cela rend la situation farfelue et la longueur du temps pénible. Si le cancre se mettait à la place de la maitresse, il verrait 25 visages et un panneau en bois ouvert.

À l’intérieur du bureau, le malaise évolue à une vitesse exponentielle sur la courte ligne du temps. Entre le moment où la maitresse a posé sa question et celui où elle choisira un jeune pour y répondre, il se passe quelques secondes. Le temps devient élastique. La maitresse doit bien voir le panneau levé, cachant la tête du cancre chercheur. Elle se demande peut-être si elle va mettre le cancre sur le gril ou si elle le laisse mariner dans son malaise exponentiel. Bref, la cancritude mesure une éternité.

L'école primaire avait l'odeur des crayons à mine HB jaunes. Je ne savais pas à l'époque de quel bois ils étaient faits. Beaucoup plus tard, dans la vallée de la Rouge, nous allions installer une clôture le long du chemin menant à la maison familiale. En manipulant les piquets de cèdre, l'odeur de mes crayons HB jaunes est revenue. Ils étaient en cèdre.

Le cèdre a un look résolument country. Il ressemble à un fossile d’arbre un peu tout croche, c’est ce qui fait son charme. Ce bois ne pourrit pas à l'air libre. Il ne se cloue pas, il s'attache avec du fil de fer. C'est donc lui qui a servi durant toutes ces années à écrire dans des cahiers Hilbroy Canada. À l'endos de ces cahiers, il y avait les tables de multiplications, de 1 à 12, que mademoiselle Bourassa me faisait répéter après l'école. Il y avait deux mademoiselles Bourassa, deux soeurs célibataires et grises. Dans les tables de 5 et de 10, je me sentais champion. Mademoiselle Bourassa préférait me demander les tables de 6, 7, 8 et 9. Sept fois huit et neuf fois sept, je marchais sur un champ de mines.

Il y a deux types d'écoles. La grosse, la plus répandue, celle qui veut mettre au pas. Celle-là est une lutte à finir, je vais vous montrer c’est qui le boss. Cette école marche à plein régime, tellement bien, les élèves arrivent dociles à l'université, comme autant de livraisons de missions accomplies. C’est mademoiselle Méthot, distribuant les claques derrière la tête du cancre qui avait écrit Je tenai, au lieu de Je tins, dans sa conjugaison du verbe tenir. Je n’avais jamais vu une locomotive foncer sur moi auparavant. Les Looney Tunes n’ont rien inventé.

À l’université, il est facile de reconnaître les jeunes issus de cette école. Il suffit de leur offrir un dialogue, d'ouvrir la porte de la conversation, pour croiser des regards d'incrédulité. Après quelques semaines, le régime des portes ouvertes porte ses fruits, les langues se délient. La majorité des cours se donne sous la forme magistrale. Le prof parle pendant trois heures, les jeunes prennent des notes pendant trois heures. Soumettre est un verbe.

La seconde école est celle de la conversation. Enseigner pour faire apprendre, mais par l'échange. Cela débute par un qu'en pensez-vous? Le prof se place en léger désiquilibre vers l'avant, en position d'écoute. Les jeunes répondent par un léger désiquilibre vers l'avant, en position de parole. Cette école provoque inévitablement des rencontres.

Les profs de l’échange se font dire qu'ils n'enseignent pas comme les autres. Avec eux, il n'y a pas de stress. La curiosité ne peut contenir de stress. Pour prendre sa place, la connaissance doit se déposer sur le lit calme de la rivière.

Mon nom n’est pas dans le dictionnaire. Ce que je n’apprenais pas à l’école, j’allais le chercher dans des bandes dessinées. Je lisais Tintin ou Les histoires de l’oncle Paul, plutôt qu’Agaguk. Aujourd’hui, dans mes cours, je prends soin des rebelles, ils font généralement partie des meilleurs. Enseigner Agaguk n’est pas assez. Le truc, c’est d’enseigner à aimer Agaguk.