mardi 13 décembre 2016

Lettre à Thomas Rinfret




Bonjour monsieur Thomas,

J’ai vu votre documentaire Ma foi hier, sur les ondes de Télé-Québec. Tel que son titre l’indique, le documentaire porte non pas sur la religion, mais sur la foi. Vous posez en prime votre quête, à savoir si vous devriez faire baptiser ou non votre fils Joseph.

Vous rencontrez des gens aux opinions très originales, catholiques, musulmanes et juives. Des gens croyants, prônant l’ouverture et l’inclusion. Des gens aussi crédibles qu’intéressants.

Je suggère que votre question n’est pas la bonne. Votre question première ne cherche pas à savoir si vous devez ou non faire baptiser votre fils. Votre question première demande si vous avez la foi. Cette question se situe, dans le temps, une coche avant l’autre.

Je suggère aussi que si tous les intervenants vous avaient dit d’être croyant, vous seriez tout de même resté indécis. Un indécis qui prend la peine de prendre une caméra, faire une recherche, déposer un projet, filmer le projet, le monter et le faire diffuser, demeure indécis.

On ne débute pas un projet comme celui-là indécis, pour le terminer convaincu. Le chemin de Compostelle n’est qu’une longue incertitude débouchant sur du flou. Votre film prend ainsi fin sur une indécision ouverte sur l’avenir. Vous ne savez pas.

Dit autrement, ne déposez pas votre indécision dans la cour de votre fils. La question que vous posez est la vôtre, pas la sienne. Il se peut qu’il ait plus tard les idées pas mal plus claires que son père. Ce n’est pas méchant, la vie est ainsi faite.

Je fais partie des statistiques de l’église catholique. Je ne l’ai jamais demandé, j’ai été baptisé à l’âge d’une semaine. Si j’avais eu à choisir plus tard, j’aurais dit non.

Nous faisons baptiser les enfants d’abord pour la galerie. Faire comme les autres, poser un geste social, s’intégrer au groupe.

C’est le principe de la consommation. Si j’achetais une voiture uniquement pour mes besoins de base, ce ne serait pas une BMW. Le logo BMW, c’est pour les voisins. Je cherche à associer mon ordinaire à un logo de qualité. Il s’agit d’une technique publicitaire, associer une image à un produit.

Le baptême sert à acheter la paix avec la communauté.

Je suggère que le baptême de votre fils ne vous regarde pas. Vous n’êtes pas le propriétaire de votre fils. Vous n’êtes que son père. Laissez-le grandir, sensibilisez-le aux religions et laissez-le choisir lorsqu’il sera adulte.

Joseph sera le fils d’un papa rebelle. Il sera un des rares à avoir choisi sa voie.




dimanche 11 décembre 2016

Une couverture de laine




J’ai beaucoup aimé mon père. Je l’aime encore. Je me souviens du jour où il est mort, moins de l’année. Je dis ça, il m’arrive de ne pas y penser, le 6 avril. Ce que je n’oublie pas, c’est qu’il est mort.

Je ne me suis jamais ennuyé une seconde avec lui. À l’église, devant son urne, je lui ai dit que mon enfance avait été celle d’un ti-cul devant un feu d’artifice. Il y avait toujours du nouveau, un nouveau projet, un nouveau bébé, une nouvelle auto.

L’été, à St-Jovite, dans les Laurentides, j’arrêtais régulièrement à la tabagie La Promenade, acheter un cigare La Florena. Il était présenté dans un tube de verre et un capuchon en plastique, fermé sur le dessus par un jeton de plastique rouge. Papa appelait ce cadeau de la reconnaissance filiale.

Papa avait une très belle voix de basse. Il chantait beaucoup et avec bonheur. Il a vu le film The Sound of Music plus de 30 fois, pour la musique et la voix de la mère supérieure.

Quand mes enfants sont nés, je me suis demandé comment je pourrais recréer ce legs musical sans chanter, une timidité. Mes enfants ont mariné leur enfance au son d’une guitare sans voix.

Un jour que je l’emmenais à l’hôpital pour des tests, papa m’a dit j’achève, Luc. Je poussais la chaise roulante, je n’ai pas dit un mot.

Chacun des six enfants avait son jour de visite à l’hôpital. Nous gardions un contact continu, et maman soufflait. J’allais le voir à tous les jours, souvent deux fois par jour.

Quelques jours avant sa mort, j’ai joué dans sa chambre Le renard à l’anneau d’or, une pièce de Georges Moustaki qu’il aimait particulièrement. Il a dit c’est beau la musique. Mes sœurs pleuraient.

Je soupçonne Adam Cohen d’avoir beaucoup aimé son père. Il suffit d’écouter les arrangements musicaux sur le CD du père, You Want It Darker.

Je n’ai connu personnellement aucun des deux. Je ne connais pas grand chose aux arrangements. Quand j’écoute ce CD, j’entends la musique, bien sûr, mais surtout l’affection d’un fils pour son père.

Les chansons de Leonard Cohen ont l’air graves, sévères ou tristes, comme un homme qui dit j’achève, mon fils. Le ton ressemble à celui de Johnny Cash sur ses derniers CD, une voix prête à partir.

Je soupçonne Leonard Cohen d’avoir été très heureux de ces moments passés avec son fils.

Il y a au centre la voix du père. Autour, il y a les chœurs mâles de cette synagogue de Montréal. Il y a ce violon qui fait penser à la tradition juive, mais aussi à nos violoneux. Un peu d’orgue, de guitare et de basse. Il y a un ton très fin, très mesuré et aussi, autre chose.

Les arrangements d’Adam Cohen sont tissés comme une couverture de laine. Le fils enveloppe la voix de son père dans la couverture et lui dit tiens, papa, tu seras bien ici.









mercredi 23 novembre 2016

Le temps suspendu




Maman était élégante. Elle savait garder ce silence qui tient à distance la vulgarité.

J’ai 20 ans. Dans la maison familiale sur le boulevard Laurentien, j’ai devant moi le journal Le Devoir grand ouvert, tenu de chaque côté par une main de maman. Elle est assise dans son fauteuil, près de la grande fenêtre. Cette image du Devoir grand ouvert est l’icône de ma mère lisant ses nouvelles.

Sa main droite, qui est à ma gauche, tient une cigarette Matinée. Maman fume un paquet par semaine et ne respire pas la fumée.

De l’autre côté du journal, elle est dans ses nouvelles, la tête penchée un peu vers l’arrière, comme si elle lisait à travers des doubles foyers. Maman ne porte pas de lunettes.

Le feu consume lentement la cigarette, transformant le tabac en cendres. Plus le feu avance, plus la cendre courbe légèrement. La cendre, c’est le temps qui passe. Les doigts de maman sont aussi légèrement courbés. L’arthrite, c’est le temps qui passe.

Maman est un sphinx, la cendre tient en équilibre. Le feu est à mi-chemin de la cigarette. Elle va tomber. La cendre, pas maman. Si je dis maman, la cendre va tomber, elle va répondre je le sais. Il est aussi possible qu’elle regarde la cendre en disant qu’elle tombe, je la ramasserai. Cela dit sur le ton de passe-moi le beurre. J’ai appris à me taire, le silence est bien plus intéressant.

Le silence de l’élégance vient de l’expérience. Maman est en plein contrôle, et le temps, suspendu.

Maman était abonnée au Devoir. Je lisais régulièrement les éditoriaux de Claude Ryan, de Jean-Claude Leclerc, Lise Bissonnette et Michel Roy. Le Devoir est au journal ce que Tide est aux détergents, un ami d’enfance.

J’ai 6 ans. Nous sommes sur le bord de la plage, à l’autre bout du terrain du chalet, à La Conception. Avec 5 enfants âgés de 2 à 10 ans, maman a pris l’auto, une Dodge familiale usagée. Nous avons passé l’après-midi sur la plage et dans la rivière Rouge. Il est temps de rentrer au chalet.

Le taureau du voisin se tient tout près de la porte d’auto de maman. À 6 ans, une bête comme ça est énorme. Comme elle a des cornes, c’est forcément un taureau méchant.

La peur est inversement proportionnelle à l’ignorance qu’on a de l’autre. Maman ne connaît pourtant rien aux taureaux et elle n’a pas peur. Elle contourne lentement la bête, elle tiendrait une cigarette dans sa main que la cendre ne tomberait pas, embarque dans l’auto, et l’image de ma mère contournant le taureau devient le souvenir indélébile du courage.

Maman n’était pas du genre nerveux. Comme si le problème qui n’était pas devant elle n’existait pas. Il ne sert à rien de franchir la rivière si la rivière n’est pas là. Un canot dans le champ, ça aurait l’air un peu fou. Lorsque la rivière arrivait, maman sortait le canot, comme une cendre qui courbe lentement. Il lui arrivait de laisser au temps le soin de régler la rivière.

Maman bouge lentement la main et, dans un mouvement parfaitement synchronisé, la cendre plonge dans le cendrier.

La cigarette est éteinte. Maman aussi. Le Devoir est toujours ouvert.





mercredi 16 novembre 2016

Leonard Cohen




Leonard Cohen est entré chez moi deux mois avant sa mort. Il a passé le reste de ma vie dans les rues de Montréal.

La musique de Leonard Cohen ne jouait pas à la maison. Ma sœur ainée était de l’époque des boites à chansons, Brel, Ferland, Félix, les Cailloux, Johnny Hallyday (je n’ai jamais compris ce qu’il faisait là). Mon frère m’a fait connaître Jimi Hendrix, The Doors, The Who. Moi, j’étais Beatles, Led Zeppelin, Jethro Tull, 10cc, King Crimson, Emerson, Lake and Palmer, Johnny Winter, Crosby, Stills, Nash and Young, Deep Purple, Procol Harum, Dionysos, Plume et compagnie.

C’était joli, So long Maria-a-a-a-nne, mais je m’ennuyais profondément, manque d’électricité.

Leonard Cohen a donc passé une grande partie de ma vie à exister dans les rues de la ville. Je savais qu’il était apprécié ailleurs, la rumeur me donnait des nouvelles une fois de temps en temps. J’étais fier.

En allant au restaurant portugais Doval, je passais sur la rue Marie-Anne, près de sa maison autour du parc du Portugal. Celle-là ou celle-là, personne ne savait trop.

Ceux et celles qui savaient, gardaient le secret, comme si on avait voulu préserver l'anonymat, en signe d'affection. Un peu comme le romancier Réjean Ducharme, tout le monde en parle, tout le monde sait qu'il existe, personne ne sait où. Certains monuments sont préservés par une complicité communautaire.

Et puis, il y a deux mois, Leonard Cohen est entré chez moi par la grande fenêtre, Mesdames et messieurs, Leonard Cohen, un documentaire de l’ONF. Une tonne de briques.

Leonard Cohen fait des lectures publiques de sa poésie. Ses mots datent de 1965. Cohen est dans la jeune trentaine. Il parle et la foule rit, s'extasie. Ses mots sonnent comme des éditoriaux, un vrai coup de masse. C’était l’époque où il louait une chambre d’hôtel 3$ par jour. Un billet d’autobus coûtait 8 sous.

Un animateur de télévision demande How can you be a good poet and not being worried about something? Réponse : I am bothered when I get up in the morning. My real concern is to discover whether or not I am in a state of grace. If I’m not in a state of grace, I try to go to bed.

Un gars qui voit ainsi la vie n’interprète pas un pot de moutarde comme vous et moi.

Cohen est un oiseau de nuit. Refuser de dormir est le premier geste de rébellion. Le Ben’s deli, angle de Maisonneuve et Metcalfe, est un repaire de rebelles. En 1965, Montréal n’en compte que quelques-uns. Le rebelle garde les yeux ouverts pendant que la masse ferme les siens.

Pour écrire une grande œuvre, il suffit d’un regard, d’une feuille de papier et d’un crayon à mine. L’auteur passe sa vie à faire des allers et retours entre les trois. Nous devrions rebaptiser cette rue So long Marianne.

Lorsqu’il est allé à Cuba durant l’attaque américaine de la Baie des cochons, en 1961, Cohen se battait des deux côtés à la fois. J’étais intéressé par la violence. Cohen est ce genre de gars qui te dit lorsque tu arriveras à la fourche, prends-là.

Ce n’était pas sa voix et sa musique. C’était ses mots et son assurance.

On se lasse à la longue de la vulgarité et de la vomissure. À preuve, la dernière campagne électorale américaine. On ne se lasse jamais de l’inspiration. J’ai regardé Mesdames et messieurs, Leonard Cohen trois fois, et une quatrième pour trouver une phrase.

Dans un salon, Leonard Cohen joue de la guitare. Le son de la première corde, le mi, est un peu bas. Cohen ne l’ajuste pas. Il n’y a rien de pire que d’être accordé pour rentrer dans le rang.




lundi 7 novembre 2016

La Fabrique culturelle



La Fabrique culturelle, c’est le pays, chanté par Félix Leclerc. Pour Félix, le pays est le territoire et l’imaginaire, affection et colère.

Le territoire est plus vaste que l’individu et l’imaginaire déborde infiniment le territoire.

À 5h, le 11 août 2015, la Gaspésie de cap Bon ami passe entre chien et loup. Sur un plateau avec la mer dans le dos, Martha Wainwright s’apprête à chanter Traveller. Elle berce une centaine de personnes assises sur le gazon, des vapeurs d’oreiller dans les cheveux. La Fabrique culturelle en a fait un très joli film. Je suis dans mon pays devant mon ordi.

La Fabrique culturelle, c’est une belle et une bonne idée. Filmer ce qui se passe dans le pays de nous autres et le dire à tous via le web. Ici, les régions sont aussi belles que la grande ville. Dans une ruelle de Montréal, on ne chante pas une chanson avec la mer dans le dos. L’imaginaire a le territoire large.

La culture, c’est la manière de faire, et de la répéter. D’une génération à l’autre, nous refaisons ce que nos vieux ont fait de la même manière avant nous. Ça se passe dans une crique, sur un plateau, ou au 2001 rue St-Laurent.

Vendredi dernier, à la porte du Centre autochtone de Montréal, au 2001 rue St-Laurent, mon ami Jean-Pierre et moi croisons une connaissance de Jean-Pierre, Matthewsi, Inuit de Kuujjuaq. Il mendie à Montréal durant l’été pour chasser l’ennui. L’hiver, il remonte dans le grand nord. La culture de l’itinérance se renouvelle devant nos yeux.

La culture se conjugue au présent et l’addition des présents donne un contour au pays.

La culture consiste aussi à la raconter. Nos conteurs ont forgé des légendes autour de faiseux et de violoneux. Un faiseux, c’est quelqu’un qui faize. La Fabrique culturelle rencontre les faiseux sur place. Ils faizent des revues, des toiles, des danses, du jazz. La manière de la Fabrique est partout la même, écouter parler.

Dans un film de Wapikoni mobile, on ne dit pas où nous sommes, ni avec qui. Nous sommes dans la nuit, en direction d’une crique et d’un bateau de pêche. Le jeune homme monte à bord. Il reproduit la culture de pêche Micmac, avec des gens qu’il ne connaît pas. Je le sais parce qu’il le chante dans un rythme de rap. Une pêche au crabe à Gesgapegiag, là où la rivière s’élargit. Je comprends la langue Micmac, je lis Gaspésie.

D’une génération à l’autre depuis des millénaires, nous racontons les mêmes thèmes. L’amour, la haine, l’envie, la guerre, l’amitié. Ce qui change d’une génération à l’autre, c’est la manière de raconter. Xavier Dolan a l’air tout neuf avec son premier film, J’ai tué ma mère. Pourtant, les conflits entre un garçon et sa mère existent depuis que les mères ont des garçons.

Il faut travailler fort pour bien raconter une histoire. Faire en sorte que l’ensemble coule de source. La caméra et le micro sont mes yeux et mes oreilles. La Fabrique me berce, comme Martha.

Lorsque Félix a chanté le pays, il a mis de vieux mots dans un nouvel ordre, une image élargie. La Fabrique culturelle écrit le pays à sa façon, en montrant pour la première fois comment nous reproduisons les vieux avant nous. C’est le verbe aimer.




lundi 31 octobre 2016

Maxime




Samedi soir, Maxime a servi en entrée un potage pommes et courges. Comme plat principal, spaghettis avec sauce au bœuf, porc et saucisse italienne. Et comme dessert, tiramisu. Il a tout cuisiné.

Max est mon neveu depuis 27 ans. Il y a deux ans, il m’a demandé un coup de main pour ses travaux de français au cegep. Max écrit très bien, mais il ne le sait pas encore. Il faut simplement intégrer dans l’écriture quelques éléments de réflexion.

Pour un prof, tomber sur un étudiant qui pose des questions et trouve ses réponses, c’est du bonbon. Max a des travaux d’analyses comparées de textes, les plus plates et les plus inutiles travaux en ce qui me concerne.

Max arrive avec des questions. Nous discutons de pistes de solution. Il en choisit une, retourne travailler, revient quelques jours plus tard avec des bases plus solides, et ainsi de suite. Il se sert de moi comme un miroir. Il n’attend pas que je fournisse les réponses sur un plateau d’argent, c’est lui qui tient les commandes. Cela s’appelle une attitude d’entrepreneur.

En deux ans, sa moyenne en français est passée de 59 à 82. C’est la différence entre fixer le plancher et se tenir droit.

Max vit dans le 450 et veut connaitre le 514. Un stage au centre-ville va lui ouvrir les portes de la cathédrale Marie-Reine-du-Monde, de la rue Ste-Catherine, du Golden Square Mile, du Vieux-Montréal, et ainsi de suite. Il veut son appartement au centre-ville.

Il cause politique, actualité, ouvre des livres d’histoire, d’archéologie, regarde des films, cuisine. Il voit plus loin que la plupart de ses profs. On lui a déjà dit qu’il n’irait pas plus loin que le secondaire 5.

Samedi, il parlait de l’École de Technologie Supérieure, l’ETS. Il veut étudier en génie informatique. Il n’y a aucun doute dans ses yeux. Pas de problème, Max. Tu appelles le directeur, tu prends rendez-vous, tu lui dis qui tu es et ce que tu es.

L’identité dépend beaucoup de la personne qui te regarde. Je vois un jeune déluré qui veut, et qui ne doute pas qu’il va. Au cegep de Max, il était mis de côté dans les travaux d’équipe. Les membres de l’équipe ne l’appelaient pas, l’ignoraient. Durant la présentation en classe, c’est comme si Max n’existait pas. Et lui, timide, n’existait pas non plus.

Tout est dans le regard. Si je regardais Max sous l’angle de la paralysie cérébrale, c’est comme si je m’arrêtais à la couleur de la peau ou au fait d’être une femme. Je resterais à la porte d’entrée. L’homophobie, le racisme et le sexisme procèdent tous du même, de petits mots issus de petits esprits.

Le regard peut toujours aller ailleurs. Ainsi, le talent n’a pas de sexe ni de couleur. Il n’a pas la lèpre et n’est pas infirme. Chaque semaine, le dyslexique Charles Tisseyre enseigne les avancements de la science à l’émission Découvertes, à Radio-Canada. Depuis des années, Martin Deschamps chante le rock à partir de ses béquilles. Et le jeune Jérémy Gabriel fait la leçon à l’humoriste Mike Ward dans les médias.

Les mots talent, vision et bonheur ne peuvent sortir de la bouche d’un petit esprit.

Demain ou après-demain, Max va passer les portes de l’ETS pour aller chercher sa bague d’ingénieur. Très bon souper, Max.






dimanche 16 octobre 2016

Dans un Spielberg près de chez vous



Lundi matin, il y avait un bruit aigü dans mon salon. Un frottement de métal sur métal. Un son sec, il a soif, le déplacement d’un objet lourd. Je connaissais ce son mais, pour la première fois, il ne sortait pas de la télé.

Dans le village de Neuville-au-Plain, en France, la compagnie de Rangers du capitaine John H. Miller attend l’arrivée des Allemands. On entend au loin un bruit aigü de frottement de métal sur métal. Un son sec, le déplacement d’un objet lourd. Le bruit va en amplifiant. Le char d’assaut allemand ouvre le chemin aux fantassins. Saving Private Ryan, il faut sauver le soldat Ryan.

Le son vient d’une pelle mécanique. Il est écrit Hitachi Zaxis 250 LC sur la carrosserie. Ce doit être vrai. Quand je google, je vois exactement la même machine orange. Elle a assez d’âge pour que le frottement des chenilles d’acier reproduise le même son que celui d’un tank allemand roulant sur un sol sec allemand.

Ici, la pelle mécanique se déplace pour creuser la rue et remplacer les infrastructures. Dans le film de Spielberg, le même son annonce l’arrivée de l’ennemi. Il porte un casque noir, il parle allemand et n’entend pas à rire.

La pelle est immense. L’opérateur la balade de tous côtés. Une immense tranchée, large d’un trottoir à l’autre et profonde d’une vingtaine de pieds. Il lui fait passer la croupe sous les fils électriques, comme s’il dirigeait un ballet. Cet homme est un artiste.

Il y a quelque chose de jurassique dans le mouvement d’une pelle mécanique. La puissance et le poids donnent une impression de grâce. Dans le parc jurassique de Spielberg, la pelle partirait à la poursuite d’une jeep. Elle est presqu’à la hauteur de la porte du conducteur. La pelle hurle et nous sommes heureux de ne pas être assis près du miroir. Objects in mirror are closer than they appear.

Je suis probablement le seul à avoir vu un tyrannosaure sur ma rue cette semaine. Je suis probablement aussi le seul à avoir entendu les Allemands entrer dans Dresde sur ma rue. Mais je ne suis pas le seul à avoir déjà croisé Quasimodo à la cathédrale Notre-Dame-de-Paris, ou à avoir échappé à la sorcière cachée sous mon lit.

Ce matin, la pelle est devant chez moi. Par la fenêtre, je n’en vois qu’une partie, un gros plan dans une télé. Lorsqu’elle pivote, l’opérateur pourrait pousser le bouchon et la faire entrer dans le salon.

Sous la pluie dans le parc jurassique, deux enfants hurlent. Par la fenêtre de leur camionnette, on ne voit qu’une partie de la tête d’un tyrannosaure. Si l’œil est la partie visible du cerveau, celui-ci ne laisse pas de doute. Il aime la viande, il ne parle pas allemand et n’entend pas à rire.

L’opérateur de la pelle mécanique est le cœur de toute l’opération. Il vide la rue du vieux et la remplit de neuf.

L’opérateur et sa chorégraphie sont entrés dans l’écran de mon salon par la droite. Ils se dirigent lentement vers la gauche, rue de l’Église, et arrêteront au bout du contrat. À cet endroit précis, le 24 janvier 2015, la de Lorean de Marty McFly est passée juste devant moi. Poussée à 88 milles à l’heure dans une boule de lumière électrique, elle arrivait de 1985, de retour vers le futur.

Il est 11h. Le chantier ferme, il pleut.



dimanche 2 octobre 2016

Nous sommes voisins




Je ne me souviens pas avoir déjà vu sourire un membre de la communauté hassidique, à Montréal. Quand j'en croise sur un trottoir, j'ai chaque fois l'impression de monsieurs et de madames pressés de ne plus être là.

Ce matin, en première page du journal Le Devoir, cinq sourires hassidiques, un homme et quatre garçons. Enfin. Ces sourires sonnent comme la fin d'un long silence.

Petite pensée tordue, ils souriaient parce qu'il y avait un photographe. Je les ai tout de même reçus comme un bonjour.

J'ai toujours entendu parler de deux solitudes au Québec. J'en compte au moins quatre. Les francos ne connaissent pas très bien les anglos. Ils en savent aussi très peu sur la communauté hassidique, et encore moins sur les nations autochtones. Cela fait beaucoup de monde et surtout, beaucoup de silos. Maman aurait dit qu'avec aussi peu de curiosité, on ne fait pas des enfants forts.

Le silence est le petit frère de l'intolérance. L'intolérance est pire, parce qu'elle touche à l'irrationnel. Je deviens incapable d'endurer mon voisin, les poils me dressent.

Chaque jour, au cegep, à l'université, dans les restos, je côtoie plein de gens de plein de communautés, toutes couleurs unies. Cela ne nous oblige en rien. Les coudes se serrent naturellement. Les soupapes de l'intolérance se tiennent loin.

En voyant ces sourires ce matin, j'ai eu envie de leur dire bonjour. Juste bonjour. La fois suivante, je leur demanderai aussi comment ça va.





mercredi 31 août 2016

Mon ami Ludewic


Ludewic van Beethoven. La blague m’est passée par la tête, voilà. Beethoven n’est pas le nom de mon ami Ludewic.

Le nom de famille de mon ami Ludewic est l’immigré, Ludewic l’immigré. C’est écrit dans sa face. Il est chinois, vietnamien, haïtien, africain, pakistanais. Il est caucasien, avec un accent russe ou belge. Dans tous les cas, il n’est pas comme nous.

Ludewic est arrivé chez nous, il était seul. De fil en aiguille, de connaissances en gratuités, de jobines à rien, il s’est retrouvé à la rue. Nous lui avons offert un banc de parc, tu te sentiras moins seul.

Dans les années 40, mon grand-père Joseph-Arthur Panneton accueillait parfois un itinérant à sa table. À Yamachiche, entre Trois-Rivières et Louiseville, le passant passait devant la maison et frappait à la porte. L’homme dormait ensuite dans la grange. Pas sur un banc de parc, Joseph-Arthur n’aurait jamais accepté. Grand-papa manquait d’argent, mais pas de manières. L’itinérant n’était jamais seul.

Si vous observez quelqu’un étendu sur un banc de parc, vous verrez qu’il ne relaxe pas. Il se protège des prédateurs, la météo, le regard des autres et l’indifférence.

Lorsqu’il est arrivé chez nous, Ludewic dépassait d’une tête un grand nombre de québécois. Par sa grande taille, sa curiosité et sa culture. Un immigré apporte dans ses valises au moins une culture. Ludewic en possédait deux, une de son pays d’origine et une de France.

D’où vient Ludewic? De partout où l’homme diffère de nous. Selon les listes officielles, cela donne 197 ou 210 pays, peu importe. Ça fait beaucoup de monde différent de nous et donc, moins bons que nous. La différence va de la forme des yeux, de l’allure, du voile, de la peau, de l’accent ou d’Outremont.

Je possède une culture. Après quatre ans ici, Ludewic en compte trois. S’il était esclave au Québec, il serait plus instruit que son maitre. C’est ce que disait l’humoriste Sugar Sammy, lors de son premier spectacle à Montréal. Avec nos 53% d’analphabètes fonctionnels au Québec, il est facile pour un immigré de se positionner dans le peloton de tête du peuple d’ignorants que nous sommes. Le douanier ne sait lire le bagage de l’immigré. Et nous lui offrons un banc de parc.

Lorsque nous sommes arrivés ici en 1603, les autochtones du grand chef Anadabijou ont accepté que Champlain et ses hommes s’installent sur leurs terres. Ils nous ont ouvert grand leurs bras et ceux de leurs femmes.

Cette rencontre est le plus important geste politique jamais commis sur le territoire autochtone depuis 1534. Un regard de frères. Nous n’avons pas de grange à vous offrir, mais des terres et du gibier. Ce sera notre toit.

Nous avons perdu quelque chose en cours de route, le ton et la manière.

Aujourd’hui, vous verrez peut-être un autre Ludewic sur un banc de parc, mais jamais en train de violer une autochtone dans une voiture de police à Val d’Or. Mon ami Ludewic vit plutôt dans sa maison avec sa conjointe et leur perle de petite fille.

Le toit est le frère de l’itinérant. Il ne porte pas de jugement.





mardi 23 août 2016

Agatha Bas





La dame avance très lentement. Elle appuie la main gauche sur un cadre en bois. Le cadre est défini par un léger filet de lumière. Rembrandt dit ne bougeons plus. Le visage et le torse d’Agatha Bas sont en phase avec la lumière. Les épaules et les bras délimitent le halo.

Agatha Bas s’approche pour nous pénétrer. Son regard entre dans le nôtre depuis 1641.

Il est impossible de peindre aussi bien le détail de toute la broderie de sa robe. On croirait que Rembrandt l’a brodée lui-même. Ou encore, nous sommes devant la toute première photographie.

Je ne sais pas d’où vient la lumière. Elle n’arrive pas d’une fenêtre ou d’une chandelle. Agatha Bas génère elle-même sa lumière. Son regard est une arme de persuasion.

Rembrandt a peint au-delà du profil des gens. Il a illustré la surprise, le doute, la profondeur, l’élégance, la vieillesse, l’intelligence, la furie, la laideur, la transparence et l’hésitation. Ici, c’est le pouvoir. Ce moment représente la fraction de seconde d’un mouvement de séduction.

Peindre est une forme d’écriture. Le peintre écrit directement en couleurs. Ses images sont décodées en mots. À l’inverse, c’est comme si l’auteur d’un texte colorait son encre en fonction des mots, une feuille, du sable, un caon. L’auteur d’un texte n’a que les mots, le lecteur ajoute ses couleurs.

Avec ses couleurs, Rembrandt va au-delà des mots. Le génie devient une minute de silence. L’intelligence voit le génie mais elle n’arrive pas à tout nommer, ébahie. Or, le rôle des mots est de nommer, de cadrer, de contrôler. Ça ne fonctionne pas ici.

Je vois la lumière de Rembrandt, je peux la toucher et je manque de mots.

Toutes les guitares ont à peu près le même manche et personne ne joue comme Jimi Hendrix. J'entends le génie de sa guitare. Je peux jouer quelques-unes de ses notes, sans jamais y ressembler un peu. Le guitariste britannique Eric Clapton parlait d'une barrière entre lui et Hendrix. Lorsqu'il entrait en lui chercher son inspiration, Hendrix était seul. Ce n'est pas de l'ésotérisme, c’est une bulle pour personne seule.

Le génie s’exprime dans la manière. C’est la manière de Rembrandt de peindre la lumière. Ce n’est pas tant le geste du bras que la grâce qui porte le peintre. Le geste vient après un autre et en précède un autre, comme des notes de musique. C’est le rythme. Et au bout du rythme, il y a cette impression de vivre quelque chose de spécial.

Vermeer et Rubens utilisent aussi la lumière. Celle de Rembrandt est dans une classe à part. Pour comprendre le génie, l’intelligence doit accepter de vivre avec ce qui lui échappe.

L’anxieux ne peut blairer le génie. Dès qu’il voit un vide, il sort son tas de terre pour le remplir avec sa pelle. Un camion transportant un trou arrête brusquement. Le trou tombe dans la rue. Le camion recule pour ramasser le trou et tombe dans le trou. Il n’y a pas de nids-de-poule chez l’anxieux.

Génie : nom masculin et féminin. Il vit à l’étage et je n’ai pas la clef.