lundi 18 avril 2016

Le passé d’aujourd’hui



Je viens de changer mon passé. Mon passé est beaucoup mieux que ce qu’on a voulu me cacher. Si on a voulu me le cacher si longtemps, c’est parce que nous ne sommes pas les héros de mon passé. Et lorsque nous ne sommes pas les héros de notre passé, nous faisons en sorte de le devenir.

Voici dans le désordre quelques grandes lignes de mon nouveau passé.

En Amérique du Nord comme en Amérique du Sud, les européens ont fait la rencontre de civilisations plus avancées que les leurs.

Cristóbal Colón n’a pas découvert l’Amérique, il l’a créée.

Lorsque les Hollandais, les Britanniques, les Espagnols et les Français ont débarqué dans les amériques, les autochtones maitrisaient tout le territoire.

La forêt amazonienne est un long jardin de 4 500 kilomètres, aménagé par des millénaires d’autochtones.

Les arcs étaient beaucoup plus puissants et plus précis que les fusils. Le seul avantage des fusils, c’était le bruit.

Les mocassins étaient beaucoup plus souples que les souliers à talon de bois et les bas de soie. Le vêtement autochtone se marie à l'environnement dont il est issu. Le vêtement européen marque le statut de celui qui le porte. C’est la non rencontre du cercle et de la pyramide.

Les canots étaient beaucoup plus légers et rapides que les chaloupes européennes.

Les autochtones incendiaient les forêts et les prés de façon contrôlée, pour gérer les cheptels et aménager le territoire.

Un tumulus vieux de 5400 ans trône, à Monks Mound, en Illinois, aux Etats-Unis. Il a été construit par les autochtones, mille ans avant les pyramides de Guizeh, en Égypte.

Les sociétés autochtones étaient égalitaires et libres. Un grand nombre de colons a préféré l’appel des bois à la société hiérarchique et étouffante à la française.

La conquête des Amériques par les européens est le résultat d’un impérialisme écologique. Plus que les armes, les virus, les bactéries et un désordre écologique ont eu raison des autochtones.

Cristóbal Colón portait bien son nom.

C’était quelques lignes de mon nouveau passé, lues depuis un an. Les auteurs sont des historiens, anthropologues, journalistes scientifiques, archéologues. Pas un seul curé. Leurs ouvrages sont assez récents : Le rêve de Champlain, Elles ont fait l’Amérique, Ils ont couru l’Amérique, Sapiens, une brève histoire de l’humanité, 1491, 1493.

Par définition, le conquérant a la vue courte. Il ne peut voir les choses autrement puisqu’il pratique la courte vue. Pour reconnaître le génie de l’autre, il suffirait de le voir. C’est comme demander à un idiot de décrire l’intelligence. Cela donne des mensonges longs de 500 ans, dont 170 ans de pensionnats autochtones et des viols à Val d’Or.

Mon nouveau passé dit que les sociétés millénaires de nos « ennemis » étaient plus avancées que la nôtre; c’est pour cela que nous les avons exterminées. Je me tourne vers mon ancien passé, fait de sauvages, de martyres et de curés, et je le traite d’imbécile.

Grâce à mon nouveau passé, mon présent n’est plus lui-même. C’est Back to the future 1. Si Marty McFly ne réussit pas à rendre ses futurs parents amoureux, il n’aura lui-même aucun avenir.

Pour mettre le passé à jour, il est préférable d’ouvrir soi-même le livre. Attendre après le ministère de l’Éducation risque de prendre du temps.

Les redresseurs de passé s’appellent David Hackett-Fischer, Serge Bouchard, Marie-Christine Lévesque, Yuval Noah Harari, Charles C. Mann. Il y en a d’autres. Le passé d’aujourd’hui ne fait que commencer.





mercredi 13 avril 2016

Il s’appelle Mark Landry





Il ne se passe pas grand chose dans un escalier roulant. Il se passe encore moins quelque chose dans l’escalier roulant de la station de métro Joliette, un samedi matin à huit heures. Le mur et le plafond se rapprochent lentement.

Il y a deux ans, la musique d’un violon est venue alléger ma montée. C’est une bourrasque de vent chaud qui passe à l’intérieur. Elle arrivait de quelque part en haut.

La musique de violon sortait d’un tas de linges et de couvertures. J’ai vu une barbe et des mains. Un caméléon dans un tas de linge, sur un plancher de céramique, dans une station de métro, en hiver. Les samedis suivants, il n’était pas là.

Ce monsieur s’est fait voler son violon cette semaine. Sa photo est en première page du Devoir ce matin, avec un violon neuf.

Le violoniste a un nom et un violon. Il s’appelle Mark Landry. Sa musique passe au-dessus de la rampe et se rue dans l’escalier roulant pour transporter les voyageurs en pleine montée.

Sa barbe est sale, ses doigts aussi. Il faut être sale en quelque part pour jouer aussi bien. Le cœur est grafigné et le disque ne saute pas.







mardi 5 avril 2016

Cette femme est ma soeur





Le plan est très bref, une seconde et demie, deux secondes. Quelque part à Ryad, en Arabie Saoudite, le bras d’un homme frappe à la tête une femme entièrement voilée. Il ne frappe pas, il varge. En termes québécois, il lui en ramène une maudite. La femme tombe.

Dans mon salon, à 10 171 kilomètres de là, je reçois le choc en plein corps. Ce n’est pas le niqab ni la religion. C’est la femme et l’animal. L’animal vient de signifier à la femme c’est qui le boss.

La scène va me suivre durant tout le document de 54 minutes, Saudi Arabia Uncovered, un documentaire diffusé sur les ondes de la chaine publique américaine PBS. Je l’ai en tête depuis. Cette femme est ma sœur.

Je n’ai jamais frappé ainsi un chien, une vache ou un cheval, un homme ou une femme. J’ai peut-être déjà frappé une pièce d’équipement de tracteur pour la fixer, ou un poteau de bois sur une structure. Mais en travaillant, il n’y a pas ce sentiment de rage et de volonté de domination.

Seule une société de barbares peut laisser dominer en toute impunité une femme par un animal. Cela se passe dans un lieu public. Personne n’a sorti de laisse pour attacher l’enragé, l’animal est en liberté.

Ce geste résume la politique intérieure de l’Arabie Saoudite. Si vous dites la vérité sur un blogue, si vous manifestez en faveur d’une ouverture du régime, si vous les femmes conduisez une auto, si vous les jeunes jouez de la musique dans la rue, vous serez frappés.

Pour convaincre les gens, la police dispose de véhicules blindés noir mat. Le bras armé du régime. Ces véhicules intimident, dispersent et tuent. Ils servent aussi à se sauver en toute impunité. On ne peut tenir un blindé attaché à une laisse.

Dans tous les cas, les manifestants sont à découvert dans la rue, avec leurs pierres. Les militaires sont cachés derrière des voiles d’acier noir mat. La différence entre les militaires et les femmes, c’est les couilles.

Je suggère que les jeeps canadiens, construits pour l’Arabie saoudite par la General Dynamics Land Systems, à London, Ontario, seront noir mat.

Ce geste résume la politique extérieure de l’Arabie Saoudite. Lorsque Mohammed Ben Nayef, prince héritier et ministre de l’Intérieur, exige de recevoir la Légion d’honneur française, le président français François Hollande se met à genoux et la lui donne. Il dit venez par ici, nous serons plus à l’aise dans ce petit salon.

Il y a une grande marge entre donner et décerner. Décerner est prestigieux. En Arabie Saoudite, la lacheté est blindée. En France, elle tient dans un petit salon. Ici, elle se cache derrière le respect de la signature d’un contrat conservateur.

Ce geste est peut-être le battement d’aile d’un papillon. À la longue, le petit déplacement d’air pourrait devenir un ouragan. Les femmes conduisent des voitures, se présentent aux élections et balaient le régime.

Je ne connais pas grand chose en matière de politique étrangère. J’ai eu l’impression en voyant ce document que l’Arabie Saoudite va exploser. La tension est trop grande.

La femme va se relever. Elle doit rentrer chez elle, il lui reste un homme à élever.






samedi 2 avril 2016

Rouler la nuit





Deuux zeures du maa tin, le chanteur Pierre Bertrand a l’air heureux. Il y a effectivement un certain bonheur à rouler la nuit. Sous la voix, le son sec d'un baton frappant le rebord métallique d'une caisse de batterie. Il bat le temps, les lignes blanches sous la voiture.

Pour imiter le son sec, vous placez la langue sur le palais et vous faites claquer. Il se peut que, après quelques claquements, le son devienne moite. La salive ne suit pas la cadence. C’est comme si le bâton frappait un bout de bois mouillé, le son circule moins bien.

Je rentre de Trois-Rivières sur la 40, après avoir donné un cours à l'Université du Québec, un quart cuisse, frites, traditionnelle, et une pinte de houblon. Les lignes blanches défilent parfois au rythme de la voix à la radio. C’est le côté ludique de la route.

Un soir, une Jeep Cherokee me suit jusqu’à Montréal. Nous sommes une courte caravane, des frères de nuit solidaires.

Rouler la nuit, c’est Willie Lamothe chantant mille après mille, je m’ennuie. C’est le cheval Jolly Jumper emmenant Lucky Luke vers le soleil, I’m a poor lonesome cowboy. C’est Charlot marchant vers son avenir à la fin du film. C’est John Lennon, Nowhere man, sitting in his nowhere land, making all his nowhere plans for nobody. C’est un aveugle newyorkais qui passe ses vacances au Québec. Rouler la nuit, c'est aussi la plus belle chanson de Beau Dommage.

Tout dans cette chanson fait nuit. Le bonheur de Pierre Bertrand, le son sec, la guitare électrique, légèrement brumeuse. On ne veut pas réveiller le voisin. On dirait que ces paroles ne peuvent qu’être chantées. Si elles ne le sont pas, vous ratez la moitié du voyage.

C’est comme la chanson The Boxer, de Simon and Garfunkel. I am just a poor boy. Deux guitares acoustiques, deux voix d’ados heureux. When I was so lonesome, I took some comfort there, une berceuse pour itinérants. The Boxer ne se chante pas, elle se voyage.

Si vous jouez de la guitare acoustique dehors, attendez le noir, à l’heure d’entre chien et loup. La nuit, le son porte, l’humidité se fait complice pour le diffuser vers le plus grand nombre.

Prenez le Deuxième lac Rondeau, à St-Zénon, dans Lanaudière. Vous chuchotez, l’eau emporte votre secret chez les voisins. Pas moyen de pêcher une truite sans que tout le monde ne le sache.

Chaque fois que je vais à St-Zénon, mon ami Jean-Pierre sort sa chaloupe et nous allons faire un tour. C’est notre concert annuel, une guitare pour deux. L’eau du lac sert de fil conducteur aux cinq chalets voisins.

Rouler la nuit est une histoire d’amour sur une route en coton. Pierre Huet a écrit cette chanson pour dire qu’il n’est pas seul quand il est seul.