lundi 30 mai 2016

Il n'y a que les mots





Il n’y a que les mots. Les mots en lettres et les mots en images. Ce sont les mêmes.

Les lettres sont séparées par un petit espace. Chaque mot se détache des autres pour former une phrase, une idée, une image.

Les images se content avec des mots. C’est la magnifique photo d’une jeune femme afghane aux yeux verts hallucinants, en page couverture du National Geographic, en juin 1985. Voilà une version en lettres de mots d’abord écrits en image.

L’opposition entre mots et images a longtemps créé un irritant dans le milieu de la publicité. C’est dû à un pléonasme historique. Au départ, il y avait un rédacteur, appelé concepteur-rédacteur. En anglais, on dit writer, c’est plus simple. À l’époque, l’image venait en appui aux lettres. Elle était produite par un graphiste.

Un jour, la pub est passée à l’âge adulte. C’est la campagne Think Small, de Volkswagen. Pour la première fois, la pub s’adresse à l’intelligence, avec une grande idée, pensez petit en Volkswagen. Il y a aussi eu l’annonce Lemon, mettant en vedette une coccinelle refusée par le service du contrôle de la qualité.

Cette campagne a été nommée campagne publicitaire du XXè siècle. Le concepteur-rédacteur était Julian Koenig et le directeur artistique, Helmut Krone. Elle est là, la source de tension. Le directeur artistique ne porte pas le titre de concepteur, alors qu’il en est un. Seul le rédacteur est gratifié du titre, comme si l’autre était un exécutant. Dire d’un publicitaire qu’il est concepteur est un pléonasme.

Les mots proviennent de la mémoire collective. La nature, mes parents et professeurs, les livres, la société, les films et ainsi de suite. On me les a enseignés un à un, jusqu’à ce que je sois en mesure de les utiliser à mon tour. Je suis sur Terre pour participer à la mémoire.

Ces mots désignent aussi bien une table, que l’amour et l’univers. Ce sont ceux que vous entendez dans votre tête lorsque vous lisez un texte, que vous nagez dans vos fantasmes et vos colères.

Un bon rédacteur crée des images avec des lettres. C’est le cas de Lemon. L’annonce ne sent pas le citron, elle qualifie la voiture de pas bonne. Un bon directeur artistique raconte une histoire avec une image. C’est le cas de Think Small, comme si on avait loué un trop grand studio blanc pour la photo d’une petite voiture timide.

En littérature, c’est Le parfum, de Patrick Süskind. Les lettres sentent le parfum. C’est Putain, de Nelly Arcand. Les lettres sentent le sperme. C’est Cent ans de solitude, de Gabriel Garcia Marquez. Des lettres en spirale.

En peinture, c’est Les ménines, la noblesse de Velázquez; Guernica, la colère de Picasso, ou Le philosophe en méditation, la lumière de Rembrandt.

Pour décrire la toile de Rembrandt, j’ai besoin des mots maison, hommes, feu, face, à, la, fenêtre, lumière, marches, escalier, centre, mains, murs, planchers, dalles, et ainsi de suite. Il faudra aussi en utiliser qui ne sont pas dans la toile, comme fabuleux, vivant, génie. Cette toile date de 1632 et pourtant, l’homme qui se penche vers le feu est en 2016.

Les lettres et les images forment les textes. Guernica est un grand texte et Cent ans de solitude est un film magnifique. Le résultat est le même. Une image crée un impact sur moi à cause des mots que j’y lis. Les lettres font de même à cause des mots que j’y vois.

Derrière les lettres et les images, il y a des gens et des mots. C’est un endroit qui ressemble à la Louisiane, il y a plus d’un million d’années. On dirait le sud.






mercredi 11 mai 2016

Janis





Quand je suis petit, j’ai huit ans. Pour les souvenirs de mes six, sept, huit ou neuf ans, j’écris huit ans. C’est plus simple.

Huit ans, c’est l’année où une vitre est tombée sur mon bras droit et a coupé trois tendons. C’était le 4 juillet. Pour un gaucher, le bras droit, c’est un moindre mal. Huit ans, c’est l’année où le président Kennedy est allé à Dallas et moi, à La Conception.

Au chalet, ma sœur Michelle écoute du Johnny Halliday et le groupe Les Cailloux, qui ne m’excitent pas du tout. Heureusement, une nouvelle génération débarque de Liverpool. Les boites à chansons vont baisser le volume.

Quand je suis un peu plus vieux, j’ai douze ans. C’est l’année de ma première guitare, physio pour main droite.

À douze ans, j’entends Janis Joplin à la radio. Je n’achète pas de vinyles, j’écoute ceux de Jimi Hendrix via mon frère Gilles. La tête d’un garçon de douze ans est remplie d’imaginaires. Quand on y fait entrer Hendrix, le bar est ouvert. Mais on ne peut pas éviter la voix de Janis. Lorsqu’elle chante quelque part, on l’entend partout. Cette semaine, je n’ai pas évité Little Girl Blue, un documentaire sur elle à PBS.

Janis est morte j’avais quinze ans.

Quand elle était à l’université, les étudiants faisaient chaque année un concours pour élire le gars le plus laid de l’université. Un smatte a proposé Janis Joplin. Elle a gagné et elle a pleuré. Sa voix, c’était ça.

Après les concerts, ses musiciens rentraient à l’hôtel avec des filles, elle dormait seule.

Janis est morte seule. Quand un ami est entré dans la chambre, il a senti qu’il n’y avait personne. Elle était étendue sur le tapis. Sa voix, c’était aussi ça.

Après le document de deux heures, mon drame de Janis s’aligne sur ces trois éléments.

Dans Jimi Hendrix Documentary, le guitariste britannique Eric Clapton explique le génie. Lorsque le génie entre en lui chercher son inspiration, il est seul, personne ne peut l’accompagner.

En compagnie d’Hendrix, Clapton sentait une barrière. Personne ne joue comme Hendrix, personne ne place les doigts sur le manche comme lui. Personne ne donne le ton à ses cordes comme lui. Le génie est un no man’s land. Tu es nulle part et tout est là.

Hendrix a repris Sunshine of your love, de Cream. Il a joué sur scène Sgt Peppers lonely hearts club band, quatre jours après le lancement de l’album des Beatles, devant Paul McCartney et George Harrison.

Mais le génie se trouve dans All along the watchtower, sur l’album Electric Ladyland. À côté de la version d’Hendrix, l’originale de Bob Dylan a l’air d’un somnifère. Le génie réveille.

J’imagine Janis, accompagnée de Jimmy Page, John Paul Jones et John Bonham, de Led Zeppelin. Le chanteur Robert Plant peut rester chez lui.

Clapton dit qu’il ne peut rejoindre Hendrix. Janis chante à la télé. Elle est toujours devant.






dimanche 1 mai 2016

Une fenêtre dans la porte





Il est trois heures vingt dimanche dans la nuit, et je pense à Michel Foucault, philosophe français.

En 1984, je suis inscrit à la maitrise en com, à l'UQAM. Marike Finlay Pelinsky, prof du cours d'épistémologie, nous parle du décès de Foucault. Elle ne prononce pas sida, le mot tabou. Un mot tabou fait beaucoup de bruit dans les têtes, mais très peu quand il est chuchoté.

Quatre ans plus tôt, dans le dernier cours du bac en Psychosociologie de la communication, à l'UQAM, notre prof Bernard Schiele nous avait parlé de Foucault. Bernard avait l'habitude d’expliquer en décortiquant les arguments, comme un maniaque désosse un poulet. Il nous avait suggéré de lire Surveiller et punir sur une plage.

Une phrase dite est la plus fragile des communications. Si vous n’êtes pas là au moment où elle passe, si vous êtes distrait ou des écouteurs dans les oreilles, vous risquez de rater le coche. Ce jour-là, j’étais assis en plein dans la trajectoire des mots. J’ai lu Surveiller et punir sur une plage et ma vie a changé.

Foucault avait le don de virer des lieux communs comme des crêpes. Dans une conférence portant sur l'échec de la prison, il était venu à Montréal dire que la prison n’est pas un échec, mais une réussite. La prison remplit un rôle important dans la société, elle gère les illégalismes. La prison répond à un besoin, elle s’inscrit dans une dynamique sociale.

Je suis tombé en bas de ma chaise de plage. Je pensais à l'époque que la prison fonctionnait en linéaire. Tu fais un crime, tu vas en prison ; tu as purgé ta peine, tu sors de prison. La Terre tournait soudainement autour du soleil.

Le septembre suivant, je regarde Bernard Derome présenter les nouvelles à Radio-Canada, et je me demande si le processus de traitement des nouvelles répond lui aussi à une dynamique, au lieu de suivre un parcours linéaire. Un événement important arrive, les journalistes en parlent. J'ai mis quatre ans à répondre à cette question. En cours de route, Foucault est mort, durant le cours de Marike.

Un jour, je me suis débarrassé de mes livres académiques. Plusieurs ornaient les rayons de la bibliothèque pour donner un air intello. Je me suis débarrassé de cet air, en gardant uniquement les livres de Foucault, pour mes vieux jours.

J’ai essayé à quelques reprises depuis de lire Les mots et les choses. Je n'ai jamais pu me rendre plus loin que la page 30, je ne comprends pas un mot. Il reste l'Histoire de la folie, Surveiller et punir, et l'inachevée Histoire de la sexualité, en trois volumes.

Il y a deux semaines, j'écoutais une entrevue de Foucault sur youtube. Le cou entouré d’un col roulé, sa tête pas de cheveux disait que nous n'écrivons pas pour dire ce que nous pensons, mais pour ne plus avoir à y penser.

J'aime ce genre d'esprit tordu, jamais là où on l’attend. Au fond, la technique de Foucault est simple : chaque fois qu’on lui montre une porte, il voit une fenêtre.