vendredi 29 juillet 2016

monsieur Billette





À force de prendre des marches le matin, vient un temps où un itinéraire s’impose. Pourquoi par là et pas par là? Parce que.

Parce que la rue est plus belle, parce que le décor inspire, parce que le patrimoine, les vieilles maisons, la voie ferrée. Parce que Décarie sent le neuf avec son nouvel asphalte. Pour une gorgée d’eau à la fontaine. Parce que le parc Gohier.

Lorsque je tourne à droite sur le boulevard Édouard-Laurin, le Décarie hot dogs est quatre rues plus loin, en face de moi. Depuis que j’y ai rencontré monsieur Billette le 14 juillet, je porte une attention particulière. Je ne l’ai pas vu depuis deux semaines. Ce matin, il est assis à la table à pique-nique rouge, avec sa canne et une tasse à café en styromousse.

Les cafés servis dans une tasse en styromousse sont en général de type pâlotte. Tu y verses un peu de lait et tout devient blanc. C’est le café de l’économie.

Monsieur Billette porte un coupe-vent bleu foncé. Le tissu est patiné d’avoir été porté. Le zipper remonté au cou, c’est pour protéger les broches installées lors de son opération à cœur ouvert. Les broches chauffent la peau au soleil et diffusent le froid. Mais ce qui préoccupe monsieur Billette, ce sont ses jambes.

Il faut écouter les monsieurs de 91 ans. Ils ont plus de temps pour raconter tout ce qu’ils ont vu, et moins de temps pour écouter.

Je ne sais pas si le passé est plus simple ou si les gens du passé voyaient les choses plus simplement.

À l’angle des rues Filiatrault et du Collège, il y a un dépanneur, tenu par un couple vietnamien. Le mur extérieur de la rue Filiatrault porte une enseigne rectangulaire. Sur la gauche, le logo 7up. Sur la surface de droite, des mots fantômes, presqu’effacés par la rouille.

H. Grou
Epicier boucher bière porter
747-1481

C’est là que monsieur Billette a commencé à travailler comme boucher, dans les années 40.

Quand j’étais boucher, je gagnais 18 piasses par semaine, ça me coûtait 10 piasses par semaine de pension. Pis si ça faisait pas ton affaire, ils louaient à un autre. On n’avait pas le temps de s’exciter, on n’allait pas souvent au cinéma.

Parfois, le patron de monsieur Billette lui faisait débiter un voyage de moutons le soir. Sans salaire.

Lorsque l’homme se rend compte qu’il a été abusé, il pile sur son orgueil, avale sa couleuvre et rentre à la maison en mâchouillant sa peine. Jusqu’à la prochaine fois. Être né pour un petit pain, ça rentre volontairement, bouchée par bouchée. Le patron le sait, c’est pour cela qu’il recommence. Ce genre de simplicité là.

Aujourd’hui, monsieur Billette va regarder la télévision. Ils ont plein de programmes, ils sont tous plates. Tu viens pour savoir ce qui se passe, on te met des annonces.

Vieillir, c'est creuser une distance entre le regard et les choses. Le regard de monsieur Billette voit simplement les choses. La Terre entière est devenue compliquée. C'est pour cela qu'il faut l'écouter.





mercredi 20 juillet 2016

La dame africaine





C’est l’histoire d’un pied. La dame africaine l’a déposé sur le trottoir au moment où mes yeux passaient par là. Un pied et un regard se croisent en prenant une marche. C’est ainsi que débutent les histoires.

J’étais à un café sur Côte-des-neiges, avec vue sur le trottoir et la riviera. Lorsque la dame a déposé le pied sur le trottoir, j’ai eu l’impression qu’il était fait pour aller là, tant il y avait mariage des formes. Le pied, la sandale, le trottoir. Le pied semblait plus âgé que le trottoir. Ce pas foule les sols depuis des millénaires.

La journée d’aujourd’hui devrait être l’aboutissement de toutes celles qu’a connues la Terre. Quatre milliards d’années d’expériences. Ajoutées une à l’autre, la somme de l’ensemble devrait donner le bonheur.

C’est comme le saumon et le Sauvignon. Pour faire se rencontrer ces deux-là, il aura fallu des centaines d’années pour domestiquer, travailler les sols, faire pousser les vignes, inventer la chimie, développer le goût, harnacher la rivière, maitriser la mouche, ouvrir la SAQ, cuisiner, dessiner les couverts, monter la table, dresser la nappe et servir.

L’histoire de cette dame est davantage celle du regard que celle du pied. La dame blanche d’à côté n’a pas le même pied. La dame blanche porte un soulier dont le mandat est de l’éloigner du sol et de rendre jolie sa jambe. La sandale du pied de la dame africaine épouse le sol, fait corps avec lui. Il y a là deux visions du monde.

La dame africaine me rappelle la question autochtone. En fait, elle n’est pas autochtone, la question, mais européenne. Les européens se demandent que faire avec les autochtones. Ils le savent, les éliminer. Ils n’ont jamais su adapter leur regard. Ils ont donc transformé leur ignorance en question autochtone.

Lorsque l’européen a débarqué sur une roche de Tadoussac, avec ses souliers à talons hauts et ses bas de soie, il n’a pas remarqué que le mocassin et les vêtements de l’autochtone étaient des produits de la terre. Comme le pied de la dame. Si l’européen avait été un peu plus curieux, s’il avait observé un peu mieux, avec le mot humilité, nous vivrions la réponse autochtone, et non sa question.

L’igloo, le teepee et la hutte sont conçus par des gens qui couchent dehors. Ces abris sont le prolongement de la nature qui les entoure. L’européen n’a pas dit à l’autochtone qu’il installait un foyer dans sa maison. L’autochtone lui aurait demandé pourquoi. Voilà la vraie question autochtone.

Avec les murs de pierre et les outils de jardin, le foyer est le premier instrument du sédentaire. Il crée un micro climat artificiel à l’intérieur, pour tenir à distance l’environnement et le domestiquer. L’autochtone voit cela et se gratte la tête, lui qui dort dehors depuis 13 000 ans.

Le foyer est l’ancêtre du thermostat. En inventant le thermostat, l’européen a aussi inventé le frileux. Et le frileux a peur de la nature. C’est le confort au foyer Esso.

Observer, c’est discerner ce que le geste ne dit pas. Le silence est notre ami.

La femme est belle sans maquillage.

La seconde suivant son pas, la dame africaine a fait un autre pas. Elle allait de l’avant.






dimanche 17 juillet 2016

Les médias. Encore.





L’information est la solution à la surinformation. La mesure est celle de la démesure. Il n’est pas question de censurer, mais de doser. Comme ce titre du journal Le Devoir : L’horreur. Encore. J’ai lu Les médias. Encore.

Lorsque survient un événement comme celui de Nice, je trouve les médias agressants. Ils beurrent épais la douleur, de vrais voyeurs. Ils sortent le bulldozer et diront tous la même chose durant 48 heures. Un bulldozer pour tous : Internet, télé, radio, journaux, médias sociaux. Le ton hyper approche l’hystérie. Pas moyen d’y échapper.

S’ils font ainsi, c’est parce que c’est payant. Le commerce prend le pas sur l’éthique. Ce faisant, ils ne servent pas la nouvelle, ils soufflent sur les braises de la panique. Qu’est-ce qui est plus payant : un lecteur informé ou un lecteur énervé? Il y a un problème de ton.

Ce pourrait être simple: Carnage à Nice : 84 morts. Carnage à Bagdad : 292 morts. Deux nouvelles, 10 mots. Bien sûr, des récits journalistiques et des photos. Le problème est dans la surenchère, le grimpage dans les rideaux, le larmoiement inutile. À Nice, pas à Bagdad.

Lorsque l’avion d’Egyptair, reliant Paris et Le Caire, a disparu dans la nuit du 18 au 19 mai, le journal Le soir, de Bruxelles, a demandé à la journaliste pigiste Vinciane Jacquet de ne pas s’en tenir aux « faits », mais d’insister sur « la tristesse des familles » et de « remettre en cause la sécurité de la compagnie égyptienne ». Elle a refusé, les familles ne voulaient pas s’adresser aux médias. Elle a été virée1.

L’objectif premier du terroriste est de semer la terreur. La terreur, c’est une poule pas de tête, des gens qui courent partout, les yeux sortis des orbites, en quête d’ils ne savent trop quoi. Fuir n’importe où, mais fuir. Je comprends qu’un parent qui voit son enfant passer sous les roues d’un camion capote. Je comprends l’effet terrorisant. Mais les médias ont le devoir de doser.

Le calme est l’antidote de la terreur.

Exemple : Mon père vient de mourir dans un accident. En annonçant la nouvelle à la maison, je grimpe dans rideaux, je hurle ma peine, je ne me peux plus. Mon attitude teinte l’événement. La nouvelle n’est plus: papa vient de mourir dans un accident, mais papa vient de mourir dans un accident et je capote!!! Si je reste calme, la nouvelle demeure à l’essentiel : papa vient de mourir dans un accident. Autour de moi, je diffuse une retenue centrée sur papa et non une surexcitation centrée sur moi.

Lorsque survient un événement comme celui de Nice, je coupe tout pendant 48 heures. De toute façon, dès le premier topo, je sais ce qui s’est passé. Je ne pas besoin de me le faire redire ad nauseam, de me faire beurrer le drame de la maman, la peine d’une nation, de Je suis Nice, et ainsi de suite.

Les médias empruntent aux publicitaires leurs techniques de matraquage. C’est le virus Trivago.

Je pense à Winston Churchill. Il a dit aux Anglais Nous allons planter ce bâtard et nous allons suer. Et Churchill a planté Hitler. Il n’a jamais levé le ton. Les Anglais ont fait confiance au ton. Pendant ce temps, il a plu 7 000 tonnes de bombes sur Londres. Le ton leur a fait gagner la guerre.

Le tueur cherche à terroriser; le média vend de l’émotion. Les deux font la paire. Les deux m’agressent, je ferme le volume. C’est une façon de leur botter le cul.








samedi 16 juillet 2016

Nous sommes en train de perdre





Je ne lis pas les articles sur Nice. Je n’écoute pas non plus les reportages radio et télé. Autrement dit, à part les fenêtres, tout est fermé chez nous.

Je viens de ne pas lire le cahier A de La Presse papier. J’ai mis environ 35 secondes, le temps de tourner les pages. Sur 30 pages, 7 parlent de Nice et 18 de pub. C’est l’autre nouvelle : La Presse est d’abord un véhicule publicitaire et ensuite, un média d’information. Dans le cahier A son édition imprimée du samedi, La Presse imprime des publicités à hauteur de 55% et 60%.

Je m’abonne à la version papier pour me faire vendre de la pub, que je paie déjà par ailleurs, en consommant ces produits. Fais-moi mal, Johnny.

Chaque commentaire sur Nice, c’est autant de gangrène que les auteurs de l’attentat sèment dans nos têtes. Je ne dis pas qu’il ne faut pas en parler. Simplement doser. Et là, nous sommes dans l’hystérie de la surinformation.

Les médias ne se peuvent plus d’en remettre et se font un devoir d’injecter à petite goutte les doses d’angoisse et de peur dans les cerveaux des publics. Hier, l’émission télé 24/7, à Radio-Canada : deux heures sur Nice. Non. Les auteurs des attentats sont morts de rire.

Ce matin, La Presse décortique, dissèque, démultiplie au ralenti l’événement de Nice. Elle passe et repasse en gros plan tout ce qui peut faire durer encore l’émotion, si chère à la consommation de l’information.

En première page, la question : Pourquoi? La réponse simple : pour vous faire peur, pour que vous parliez de nous. Le public visé par les attentats, c’est les médias. Et ça marche big time.

En page 3 : Nice, le jour d’après. Première ligne : Sur toutes les lèvres, les mêmes scènes. Je lis plutôt : dans tous les médias, les mêmes mots. Ailleurs : Nice, entre la douleur et la colère. Il y a un an, c’était Bruxelles, entre la douleur et la colère. Il y a deux ans : Paris, entre la douleur…

En page 9 : Les feux viennent tout juste de finir. Les gens ont encore des étincelles dans les yeux. Et dans l’âme, l’envie douce d’être heureux. Et c’est à cet instant que l’horreur fonce sur eux. La démultiplication inutile et bébête de l’émotion, c’est ça. Peser sur le même piton du drame, c’est ça. Heureusement, l’article est suivi de deux pleines pages de pub, ça détend.

En page 16, la contrition : Les médias et l’horreur. C’est le moment de justifier l’orgie de surimpression de l’événement. La vraie raison, c’est parce que ça se passe chez nous. Il y a 13 jours, 292 morts à Bagdad. Pas 84, 292. Pas un mot dans tout le cahier A de ce matin.

Vous ne lirez pas : Mohammed est au marché de Bagdad avec le petit Nour. Ils vont acheter des fruits pour le dessert préféré de maman. Et c’est à cet instant que l’horreur fonce sur eux.

En page 5, le chroniqueur Francis Vailles : Ils sont en train de gagner. C’est comme ça que la gangrène gagne du terrain. Je suggère : Nous sommes en train de perdre. Et nous l’avons bien cherché. Bientôt, nous l’aurons trouvé.





vendredi 15 juillet 2016

La danse macabre





J’ai fermé la radio ce matin. À l’émission Gravel le matin, à Radio-Canada, l’animateur Patrick Masbourian annonce que toute l’émission sera consacrée à l’événement de Nice : un camion a tué au moins 84 personnes. Il y avait de la cervelle sur le trottoir. Je ne vais certainement pas passer deux heures à écouter cela.

L’événement est pourtant clair : un malade mental a tué le plus de gens possible pour devenir une coquerelle dans nos esprits.

Ce que ce gars visait en roulant sur la tête des enfants, ce n’était pas leurs parents, mais moi. Il visait à occuper ma tête, à 6 000 kilomètres de là. Ma tête, ta tête, sa tête. Pour y arriver, il n’a qu’à tirer 12 personnes à Paris, ou en tuer 84 à Nice. Les médias vont faire le reste.

La surimportance de cet événement dans nos vies est une invention des médias. Dès que l’événement aura eu lieu, ils débuteront leur danse macabre, en passant en boucle les films pris sur place. Ça va durer des semaines.

Patrick Masbourian annonce que son équipe suivra l’événement de minute en minute. Mais mon cher Patrick, il est fini l’événement. Ce que votre équipe va faire maintenant, c’est de le tartiner de plus en plus longuement et de plus en plus largement sur nos écrans. La seule façon de ne pas en entendre parler, c’est de tout fermer. Parce que cette histoire est la même que celle de Charlie Hebdo, la même que celle du Bataclan et la même que celle de Bruxelles.

Les scénarios sont les mêmes : un, deux ou trois colons armés contre des civils désarmés. Les lieux sont les mêmes : Charlie Hebdo, le Bataclan, la promenade des Anglais, à Nice, tous des symboles. L’effet recherché est le même : la conquête de nos esprits. Elle sera livrée aux auteurs sur un plateau d’argent par les médias.

Ce que votre équipe va nous dire dans la prochaine semaine, c’est le nom de l’auteur. Elle nous « apprendra » que le monsieur avait des problèmes. Il est possible que ses voisins soient très surpris, il était tellement gentil. A-t-il agi seul? Quelle est la couleur de son drapeau? Bleu, blanc, rouge? Noir? Et dans quelques jours, le quotidien Le Monde publiera une chronologie des événements au pouce carré.

Pendant ce temps, les commanditaires pissent dans leurs culottes de constater chaque fois autant de bêtise de la part des médias. Ils recommencent, les médias recommencent, une vraie farce. Pensons-y froidement : 12 morts à Charlie Hebdo et un million de personnes dans les rues de Paris, sans compter les millions de témoignages de partout. Un vrai délice pour terroristes.

Cela me rappelle le 3 juillet dernier à Bagdad. Vous souvenez-vous? 292 morts suite à une explosion. Je ne me souvenais pas exactement. C’était il y a 12 jours. Que s’est-il passé ensuite? Vous ne le savez pas et moi non plus. Ce n’est pas intéressant, ces gens ne sont pas des nôtres. Je vous parie que, dans 12 jours, vous entendrez encore beaucoup parler de Nice. 292 morts en Irak valent beaucoup moins cher que 84 à Nice. Voilà. Et la prochaine fois, ça va recommencer.

La bêtise est de notre bord. Le génie est à l’autre bout du fusil. J’ai honte.





jeudi 14 juillet 2016

Trottoir de sable





- Billette. C’est la première fois que j’entends ce nom. Êtes-vous de St-Laurent?
- Je suis né à Valleyfield. Je suis arrivé à St-Laurent en 1941. J’avais 17 ans. J'ai détesté Valleyfield.



Monsieur Billette sortait du Décarie hot dogs, un café à la main, vers 6h30. Je passe sur le trottoir. Nous nous regardons, il demande mon nom.

Panneton l’électricien? Quand un monsieur de 91 ans me demande si je suis parent avec Panneton l’électricien, la demi-heure qui suit risque d’être joyeuse. Le monsieur va me faire visiter des lieux et des noms d’avant moi.

Dans les années 40, monsieur Billette a travaillé comme boucher chez Boyer, à St-Laurent. Papa y a aussi travaillé durant deux ans. Il avait déserté l’armée. Quand on lui a demandé s’il était intéressé par l’infanterie, il a dit je veux rentrer chez moi. Il a passé les deux premières années de la guerre dans une soutane de curé et les deux dernières, avec un couteau de boucher.

Mon grand-père Joseph-Arthur était aussi déserteur, durant la guerre 1914-1918. Lorsqu’il voyait la police militaire arriver dans le champ, il tirait un coup de fusil dans les airs et les gars décampaient.

Chez Boyer, papa a trouvé un emploi. Il recevait 23 $ par semaine et payait 14 $ par semaine de pension. Il y a aussi rencontré maman.

J’étais dans ma bulle, à marcher sur le sable. Le trottoir est une longue plage étroite. À 6h30, le son des pneus d’une voiture sur l’asphalte fait le vent. En le modulant, il fait la vague.

Je me suis assis avec monsieur Billette à une table à pique-nique rouge du Décarie hot dogs. De l’autre côté de la rue, perpendiculaire à Décarie, le boulevard Édouard-Laurin. Il mène tout droit à un autre boulevard Laurin, Marcel celui-là, neveu du premier et ancien maire de St-Laurent.

Il y a aussi une série de commerces, dont la SAQ Express. Monsieur Billette voyait plutôt le garage d’avant la SAQ et surtout, la ferme d’avant. Et avant le restaurant laotien Ban-Lao Thaï, la quincaillerie St-Aubin, la ferme, et ainsi de suite.

Monsieur Billette parlait d’un temps que les moins de 60 ans ne peuvent pas connaître. Les vieux gardent souvent un silence triste. C'est pour mieux regarder leur film. En ne parlant pas, ils ne se font pas traiter de fous. Nous n’avons pas parlé des trottoirs de bois, ancêtres des trottoirs de sable.

Nous nous sommes levés pour nous saluer et nous serrer la main. Monsieur Billette a la main solide des hommes de sa génération. Une main de travail manuel, une pelle. J’ai pris son contenant en styromousse pour le déposer dans la poubelle. J’ai pensé à papa.

Ce midi, monsieur Billette mangera des hot dogs au Décarie hot dogs.

J’ai terminé ma marche en oubliant la question de départ. Les trottoirs de sable mènent-ils à la mer?





jeudi 7 juillet 2016

Ce matin




Ce matin, j’ai eu une pensée pour monsieur et madame Therrien. Jules et Juliette. J’avais huit ans. À l’époque, le chalet de La Conception n’était pas isolé pour l’hiver. À l’occasion, papa disait aux enfants on va dans le nord?

Nous ne restions pas longtemps au chalet. Il faisait froid, pas de chauffage. Nous allions déjeuner chez madame Therrien. C’était peut-être la vraie raison du voyage, passer un moment avec monsieur et madame Therrien.

Il y avait des œufs, du pain crouté et du bacon pour une meute. Madame Therrien demandait un dollar par tête.

Madame Therrien avait déjà travaillé dans les camps de bucherons comme cuisinière. En hiver, à 5h, elle allait couper de la glace dans le lac pour la cuisine des hommes. Je ne sais pas ce que cela impliquait comme travail. Ce que je sais, c’est qu’elle pouvait faire 65 tartes au sucre en un avant-midi. Un jour, papa lui en a commandé 100. Elles ont probablement été prêtes avant la sieste de l’après-midi, si sieste il y avait chez cette bonne femme.

À la hauteur de chaque coude de madame Therrien, la peau était comme collée. L’excédent de peau entre le coude et l’épaule formait un arrondi. Lorsqu’on porte un chandail, la manche tombe de façon régulière, de l’épaule au poignet. La peau n’est donc pas un chandail. Pour une raison inexpliquée, elle s’accroche au coude. Un peu le même effet que les pantalons golf de Tintin, mais au-dessus du coude. Des bras golf.

Monsieur Therrien n’était jamais assis à table avec nous. Il se berçait dans sa chaise berçante à l’autre bout du salon, et fumait sa pipe.

Je ne me souviens pas de l’avoir déjà vu debout. La seule image, il tient sa pipe dans sa chaise berçante. À un moment, il raclait l’intérieur de sa bouche et envoyait le motton direct dans le crachoir, à quelques pieds devant sa chaise. Une espèce de ‘klonk’ sourd. Monsieur Therrien ne ratait jamais son coup.

Monsieur Therrien était un monsieur de peu de mots. Madame Therrien comprenait tout sans dire. Il y a des gens dont le sourire permet de ne pas dire tout ce qu’ils ont compris.

Monsieur Therrien devait pourtant sortir de sa chaise une fois de temps en temps, puisqu’il faisait le taxi dans sa Plymouth Belvedere 1963 noire. L’après-midi, il faisait aussi la route scolaire dans un autobus jaune.

Un jour, papa m’a conté que monsieur Therrien avait pleuré chez nous. Il venait de lui offrir une tarte au sucre congelée. C’était un an après la mort de sa Juliette. Cela veut dire que papa a vu monsieur Therrien debout.

Quand il est décédé, son fils a hérité de la maison. À la place du salon d’époque, il a construit une cuisine avec de faux matériaux d’époque neufs. Il a aussi remplacé la cuisine d’époque par un salon fait de faux matériaux d’époque neufs. Une horloge en plastique qui fait coucou.

Il y a quelques années, j’ai rencontré Maxime, le petit-fils de madame Therrien. Je lui ai parlé de ses grands-parents, qu’il a peu connus.

Madame Therrien ne demandait pas assez pour ses petits déjeuners. Un dollar par tête pour parler d’elle, c’est donné.





vendredi 1 juillet 2016

Comme un son de foot




Je ne connais rien au foot. J’ai appris l’an dernier ce que voulait dire « onze », comme dans «le onze montréalais ». Il me semble qu’on devrait dire l’onze, mais bon. Je ne sais pas ce qu’est un coup franc ni pourquoi un penalty. Mais je connais le son du foot.

100 000 personnes chantant et scandant, dans un immense amphithéâtre ouvert, autour d’un immense terrain de foot, cela donne toujours le même son jovial de guerriers de taverne. Un son mâle, digne descendant des chants guerriers Maori au rugby, en Nouvelle-Zélande.

À l’Euro 2016, les équipes de foot représentent des nations : France-Brésil, Angleterre-Russie, etc. La foule est le prolongement des guerriers s’affrontant sur le terrain. Comme chaque paire d’équipes offre une combinaison unique, les chants varient d’une partie à l’autre, mais le son est le même.

C’est comme au hockey. 20 000 personnes chantant et scandant, dans un amphithéâtre fermé, autour d’une surface réduite, cela donne toujours le même son jovial de guerriers de taverne. Quand la partie est plate, le volume est bas. Quand la partie est bonne, monte le volume et cale la bière.

Durant le match Hongrie-Islande, j’ai pris ma guitare. Les hééé-ho étaient scandés sur les notes de fa dièse et de ré, dans un accord de ré. Plus tard, les voix passaient du sol au mi, dans un accord de do.

Durant le match Suisse-France, la foule a aussi chanté fa dièse et ré, mais pas de hééé-ho. La foule bleu France a chanté La Marseillaise. La foule rouge Suisse devait regarder ailleurs.

Le son accompagne le match comme une partition musicale un film. Il appuie l’attaque, il module la déception et la joie. Il adrénaline. Il crâne, saute au plafond. Le son dit toujours la vérité. Il voit parfois des passe-passe que l’arbitre ne voit pas, et le lui fait savoir.

Ma fille Camille écoute son émission d’Ellen DeGeneris à la télé. Assis dans une autre pièce, je n’entends que le son. La participante arrivera-t-elle à hurler plus fort que la précédente? On se croirait dans un concours, des ongles sur un tableau noir.

Du point de vue sonore, chaque émission d’Ellen est identique à la précédente. Il constitue la trame narrative. À la longue, il entre dans la chair et la décolle des os. Nous sommes dans le son conditionné, comme dans air conditionné. Un son fabriqué.

J’étais au Forum de Montréal en 1993, quand le CH a remporté la coupe Stanley contre les Kings de Los Angeles. Plus le match avançait, plus le son montait en volume. Au milieu de la 3ème période, on n’entendait qu’un ssssssss, une tonne de tranches de bacon en pleine cuisson.

La seule fois que j’avais entendu ce son, c’était sur le disque des Beatles, au Shea Stadium de New York, en 1965. Derrière les chansons du groupe, un ssssssss identique. Comme si l’ensemble des sons avait été absorbé par le volume.

Un matin de l’été 1964, dans la cour de l’école Cosgrove, à Ville St-Laurent, ti-cul Luc joue au hockey avec son cousin Louis. Le numéro 9 imaginaire de Maurice Richard imprimé sur le dos, je monte la balle au filet. Il n’y a pas de télé ni d’Angleterre. Une aussi grosse foule peut-elle crier aussi fort dans une aussi petite tête? Le plus beau but de ma vie.