Romain
Chevrier est directeur de l’école primaire Jean-Grou, à St-Laurent. Un matin,
il appelle ma mère. Votre fils Luc se plaint de maux de ventre. Ça lui arrive à
l’occasion, surtout quand il va à l’école. Maman n’a probablement pas dit la
fin de cette phrase, mais c’est ce qui se passait. Et que fait-il présentement?
Il lit un Tintin.
Une anecdote
peut définir une époque.
Dans les
années 60, l’imaginaire en menait large. Tout l’espace et le temps étaient
libres. Après l’école, les soirs et fins de semaine, nous allions jouer. À
partir du 24 juin, nous avions deux mois et demi pour créer notre été. Nous
avions l’imaginaire autonome.
Quand je
partais en vélo avec mon cousin Louis, nous ne pouvions pas emmener mon jeune
frère, nous allons au bout du monde, c’est trop dangereux. Sur la galerie
devant la maison, nos bâtons de hockey devenaient des mitraillettes, pour tirer
les avions qui allaient atterrir à Dorval.
Durant ces
combats épiques, Louis s’appelait Jo, prononcé Djo, et je m’appelais Jo,
prononcé Djo. On y va, Jo? Ok, Jo! Le bloc de ciment près de l’entrée était
notre hélicoptère. Pour l’atteindre, il fallait courir entre les tirs ennemis.
À 4h, il y
avait Bobino à Radio-Canada. À 4h30, maman nous mettait dehors. Douze mois par
année, allez jouer dehors. Et si, une fois mon manteau de neige et mes
jambières enfilés, il me venait l’idée de faire pipi, tu pisseras dans tes culottes.
L’école
n’était pas un terreau à imaginaire. Je le réalise en écrivant ce mot, plus de
50 ans plus tard. J’avais mal au ventre de me retrouver dans un univers fermé.
L’alphabet,
les lettres attachées, les dictées, les verbes du 1er, 2ème
et 3ème groupe, 7 X 8 = 56, 9 X 6 = 54. Qui est Dieu? Dieu est
infiniment parfait. Rien d’excitant.
En 6ème
année, il fallait conjuguer le verbe tenir au passé simple. Madame, Luc
Panneton a écrit je tenai. Je vois encore mademoiselle Méthot foncer vers moi
comme un train pour me sacrer une claque. Elle était la terreur de l’école.
Au primaire
et au secondaire, mes amis s’appelaient Hergé, Goscinny, Bobino, Franquin,
Edgar Rice Burroughs, le monde de Marcel Dubé, Jean Béliveau, Bobby Hull, John,
Paul, George et Ringo, Gotlib, Albert Camus, Jimi Hendrix. Je ne les ai pas
connus à l’école.
Paul Campana
enseignait la psycho au cegep du Collège Français. Ses cours passaient par la
philo, le karaté, le jazz, l’astronomie, l’architecture, les mathématiques.
J’étais vissé à ma chaise. Pour la première fois, j’entendais un prof ouvrir
une fenêtre à la fin de chaque phrase.
L’imaginaire
faisait son entrée à l’école.
J’ai empilé
huit cours de psycho dans mon diplôme collégial. Une fois à l’UQAM, je
retournais voir monsieur Campana pour lui montrer mes travaux de psycho.
J’ai gardé
un seul souvenir de mon seul cours de psycho à l’UQAM.
Gérard va
débuter son cours. Il est 9h. Mais avant, un petit mot.
- Je voulais
vous dire que je me sens bien avec vous.
Petit
silence fabuleux.
Un silence
fabuleux est un moment de flottement pendant lequel il se passe la même chose
dans toutes les têtes, mais en silence. Chacun chacune se demande s’il a bien
compris, se dit je sens confusément quelque chose. Dans les histoires du cowboy
Lucky Luke, le chien idiot Rantanplan se dit parfois la même chose. Mais le
silence fabuleux n’est pas idiot.
Gérard
débute le cours.
Une main se
lève.
- Qu’est-ce
que tu veux dire, Gérard?
- J’ai rêvé
à vous cette nuit. Je me sentais bien. Je voulais vous le dire.
Bienvenue
dans les années 80. On met le vécu sur la table.
- Mais
pourquoi tu nous dis ça?
- Je
trouvais important de le partager avec vous.
- Pis nous,
on fait quoi avec ça, Gérard?
Ça a viré en
chicane. Plus Gérard se justifiait, plus il se calait et plus le groupe
pompait. Avec mon ami Jean-Pierre, il nous arrive de nous remémorer cette
chose. Chaque fois, nous sommes pliés en deux.
Monsieur
Campana a passé sa vie à ouvrir des fenêtres. Gérard a passé la sienne à
chercher les siennes.
Bernard Schiele
savait ouvrir une fenêtre. À mon dernier cours de bac, il nous suggère de lire,
de préférence sur une plage, Surveiller
et punir, de Michel Foucault. Ce que je fis. Sur cette plage, la Terre a
commencé à tourner autour du soleil.
La seule
chose qui n’ait pas changé depuis mon enfance, c’est le temps. Nous en avons
autant qu’avant.
Ce qui a
changé, c’est notre rapport à lui. Nous prenons toutes sortes de prétextes pour
répondre à toutes sortes de sollicitations et à nous dire occupés. Ma fille
Camille dit qu’à l’université, les étudiants ne se parlent pas. Chacun dans sa
bulle.
Le temps n’a
pas changé et l’imaginaire est toujours à la même place. Tu prends une bulle et
tu ouvres la fenêtre.