dimanche 5 mars 2017

Histoire de jouet




Je ne compte plus le nombre de fois que suis allé en Jordanie.

C’est toujours le même itinéraire. J’arrive de Wadesdah, en compagnie de Tintin et du capitaine Haddock. Nous allons rencontrer l’Émir Ben Kalish Ezab, à la page 28 de Coke en stock. Il vit dans une des maisons sculptées dans le roc de la ville historique de Pétra. Je reste quatre pages en Jordanie. À la page 32, Tintin, le capitaine et moi quittons le pays, en direction de l’Arabie saoudite. Pour changer de pays, il suffit de tourner la page. Je voyage en papier.

Le camp Za’atari est situé dans le nord de la Jordanie. Quatrième ville de Jordanie, il compte plus de 80 000 réfugiés, selon Oxfam International.

80 000 réfugiés, ça crée beaucoup de déchets.

Ce matin, les Syriens Mohamma, 9 ans, Odai, 10 ans, Malek, 10 ans, et Abed, 9 ans, fouillent dans le dépotoir. Ils ont une idée en tête, ils cherchent leurs matériaux de construction.

Il faut voir leurs bouilles : des joues à croquer, des cheveux noirs, des airs haïssables et des yeux dans la lune.

Un muret en carton va délimiter le périmètre de la propriété. À l’intérieur, les garçons vont construire une maison en carton, et faire pousser des feuilles en plastique rouge aux arbres. Pour faire les courses, une bouteille-en-plastique-voiture-électrique. Sans oublier la grande roue éolienne et la piscine pour le poisson.

Leur maison s’appelle Oxfam House. Le mur extérieur arbore deux yeux en plastique. Si Walt Disney fait chanter une souris, notre maison peut bien veiller sur nous, lorsque nous jouons dehors.

Mohamma, Odai, Malek et Abed ont construit Oxfam House pour sortir de la Jordanie. Ils ont envoyé leur jouet à Oxfam-Québec, dans le cadre du 21ème concours international de jouets fabriqués à partir de matériaux récupérés. Ils voyagent en carton.

Ils ont gagné.

Il n’y a pas d’or ni d’argent ni de bronze dans le concours d’Oxfam. Les gagnants viennent de partout, ils remportent un prix identique.

Le texte de présentation de la Oxfam House dit plus qu’il n’écrit. The idea of the Oxfam House is to have a safe place to stay. Et un mot pour les grands : Young people are the future so we need to protect the environment. Peu de jouets racontent une telle histoire.

En 2003, j’ai eu la chance d’aller remettre un prix à un jeune à Lima, au Pérou. Le petit bonhomme venait de remporter un prix international, un long mot pour une tête de 10 ans. Sa mère allait être en mesure de lui acheter un sac d’école et des livres. Le garçon venait de gagner un peu d’avenir.

Si vous allez au planétarium de Montréal Rio Tinto Alcan, à côté du stade, les 150 jouets en provenance de 8 pays sont accrochés au plafond du café, derrière l’entrée. Jusqu’au 27 mai.

Oxfam House, de Mohamma, Odai, Malek et Abed, porte le #18.



vendredi 3 mars 2017

Café turc




Louis Karim n’est pas rentré. Il a 11 ans, il est 19h et il est dehors. Depuis deux semaines, il joue au foot avec ses nouveaux copains de la maison d’en face, celle où la corde à linge traverse la galerie.

En arabe, Karim veut dire généreux. Ça n’ajoute rien à mon histoire, c’est juste que j’ai toujours aimé ce prénom. Comme dans Karim Waked. Karim Waked a la générosité de l’ouverture.

Les garçons parlent uniquement l’arabe et Louis Karim, uniquement le français. Sortez le ballon rond et les trois parlent le foot et sa grammaire. Et voilà Louis sur le balcon de la voisine, un biscuit dans le bec.

La tantine chez qui je vis connaît la voisine d’en face. Elle la saluera dans la rue, mais elles ne boiront pas le thé ensemble. Elles sont de la même rue, pas du même pays. Une porte une robe égyptienne et l’autre, une image de l’Occident. Le thé est plus froid que le biscuit.

Pour connaître le Moyen-Orient, il faut voir le marché public Khan Khalil, au Caire. Selon Wiki, c’est Khân al-Khalili. Mais Wiki écrit l’arabe, il ne le parle pas. L’égyptien dit Khan Khalil, en raclant la gorge sur le son ‘kh’.

Le Khan Khalil est comme le marché Jean-Talon, en beaucoup plus grand et dix fois plus dense. Il y a à peine de place pour respirer. Au lieu des fruits et légumes, il y a des tissus, du cuir, des meubles, de l’artisanat, de la maroquinerie, des bijoux, des épices, de la lumière, de la couleur, du monde, du monde et du monde. Ça ne ressemble pas vraiment au marché Jean-Talon, finalement. Alibaba est le bon mot.

Sur un comptoir, il y a des bijoux en or. De l’or jaune foncé, pas jaune pâle comme ici. Quelque chose m’échappe. Je suis sur le bord de l’allée. Je n’ai qu’à prendre une poignée de bijoux et me pousser. Je pose la question. Il est facile de voler un bijou, je ci, je ça, je par là et voilà. Tu n’aurais pas le temps de courir 10 pieds que tu aurais les autres marchands sur le dos.

Le Moyen-Orient est un réseau social. Sa toile est invisible et tissée serré. Elle lie les membres de la communauté non pas dans un commerce, mais une solidarité. Social pour société. Cette toile s’appelle respect, valeurs et frères. Une fois que tu sais cela, tu ne vois pas l’égyptien du même œil.

Louis Karim n’est pas dans la rue ni sur le balcon. Peut-être au café à l’arrière. Ce café est bien situé, à l’angle de trois rues qui se rencontrent pour en devenir deux. La terrasse du café est sur la pointe.

Il n’y a que des hommes, des tables, des chaises, et des shishas ou gheylan ou arguileh ou houka bref, ces pipes à eau appelées narguilé (merci Wiki). On ne commande pas un espresso, mais un café turc (torki akhwa), servi dans une kanaka.

La kanaka est une jolie petite casserole en cuivre. Elle a la forme de l’humilité. Pour préparer, vous vous faites petit devant elle, vous courbez légèrement le dos, et restez concentré, le temps que ça chauffe. Au Liban, on l’appelle rakwa, et en Turquie, cezve (merci Wiki). Tous ces mots pour le boire de la même façon.

À l’intérieur du café, un écran géant diffuse un match de foot. Au premier rang, Louis et ses deux copains en ont plein les yeux. Il fait sombre, la lumière de l’écran entoure les enfants dans un halo. L’image du bonheur. Derrière et autour d’eux, une quarantaine d’hommes dans la pénombre. Mon fils n’a probablement jamais été autant en sécurité. Cette image est plus belle qu’une pyramide.

Il n’y a pas de religion ici, ni d’étrangers. Mon fils est leur fils. Un voleur d’enfant n’aurait pas fait cinq pieds.

À une époque chez nous, le filet social s’appelait corvée. Les gens du village se mobilisaient pour reconstruire la grange ou la maison qui avait passé au feu. On ne se posait même pas la question, c’est la force de l’invisible. Nous sommes présentement en train de faire une corvée à Québec et ailleurs. Il reste à choisir le café.

Lorsque Louis Karim a quitté ses amis, ils ne se sont pas dits un mot. Ils pleuraient.