vendredi 3 mars 2017

Café turc




Louis Karim n’est pas rentré. Il a 11 ans, il est 19h et il est dehors. Depuis deux semaines, il joue au foot avec ses nouveaux copains de la maison d’en face, celle où la corde à linge traverse la galerie.

En arabe, Karim veut dire généreux. Ça n’ajoute rien à mon histoire, c’est juste que j’ai toujours aimé ce prénom. Comme dans Karim Waked. Karim Waked a la générosité de l’ouverture.

Les garçons parlent uniquement l’arabe et Louis Karim, uniquement le français. Sortez le ballon rond et les trois parlent le foot et sa grammaire. Et voilà Louis sur le balcon de la voisine, un biscuit dans le bec.

La tantine chez qui je vis connaît la voisine d’en face. Elle la saluera dans la rue, mais elles ne boiront pas le thé ensemble. Elles sont de la même rue, pas du même pays. Une porte une robe égyptienne et l’autre, une image de l’Occident. Le thé est plus froid que le biscuit.

Pour connaître le Moyen-Orient, il faut voir le marché public Khan Khalil, au Caire. Selon Wiki, c’est Khân al-Khalili. Mais Wiki écrit l’arabe, il ne le parle pas. L’égyptien dit Khan Khalil, en raclant la gorge sur le son ‘kh’.

Le Khan Khalil est comme le marché Jean-Talon, en beaucoup plus grand et dix fois plus dense. Il y a à peine de place pour respirer. Au lieu des fruits et légumes, il y a des tissus, du cuir, des meubles, de l’artisanat, de la maroquinerie, des bijoux, des épices, de la lumière, de la couleur, du monde, du monde et du monde. Ça ne ressemble pas vraiment au marché Jean-Talon, finalement. Alibaba est le bon mot.

Sur un comptoir, il y a des bijoux en or. De l’or jaune foncé, pas jaune pâle comme ici. Quelque chose m’échappe. Je suis sur le bord de l’allée. Je n’ai qu’à prendre une poignée de bijoux et me pousser. Je pose la question. Il est facile de voler un bijou, je ci, je ça, je par là et voilà. Tu n’aurais pas le temps de courir 10 pieds que tu aurais les autres marchands sur le dos.

Le Moyen-Orient est un réseau social. Sa toile est invisible et tissée serré. Elle lie les membres de la communauté non pas dans un commerce, mais une solidarité. Social pour société. Cette toile s’appelle respect, valeurs et frères. Une fois que tu sais cela, tu ne vois pas l’égyptien du même œil.

Louis Karim n’est pas dans la rue ni sur le balcon. Peut-être au café à l’arrière. Ce café est bien situé, à l’angle de trois rues qui se rencontrent pour en devenir deux. La terrasse du café est sur la pointe.

Il n’y a que des hommes, des tables, des chaises, et des shishas ou gheylan ou arguileh ou houka bref, ces pipes à eau appelées narguilé (merci Wiki). On ne commande pas un espresso, mais un café turc (torki akhwa), servi dans une kanaka.

La kanaka est une jolie petite casserole en cuivre. Elle a la forme de l’humilité. Pour préparer, vous vous faites petit devant elle, vous courbez légèrement le dos, et restez concentré, le temps que ça chauffe. Au Liban, on l’appelle rakwa, et en Turquie, cezve (merci Wiki). Tous ces mots pour le boire de la même façon.

À l’intérieur du café, un écran géant diffuse un match de foot. Au premier rang, Louis et ses deux copains en ont plein les yeux. Il fait sombre, la lumière de l’écran entoure les enfants dans un halo. L’image du bonheur. Derrière et autour d’eux, une quarantaine d’hommes dans la pénombre. Mon fils n’a probablement jamais été autant en sécurité. Cette image est plus belle qu’une pyramide.

Il n’y a pas de religion ici, ni d’étrangers. Mon fils est leur fils. Un voleur d’enfant n’aurait pas fait cinq pieds.

À une époque chez nous, le filet social s’appelait corvée. Les gens du village se mobilisaient pour reconstruire la grange ou la maison qui avait passé au feu. On ne se posait même pas la question, c’est la force de l’invisible. Nous sommes présentement en train de faire une corvée à Québec et ailleurs. Il reste à choisir le café.

Lorsque Louis Karim a quitté ses amis, ils ne se sont pas dits un mot. Ils pleuraient.





1 commentaire:

  1. Luc, le Khan Khalil m'a fait penser au Marché Mokolo à Yaoundé (Cameroun). Presque identique. Socialement. Humainement. C'est aussi ces "vendeurs à la sauvette" des rues de Douala, ces marchés informels et très populaires où les "Buy-and-Sellam" sont à la fois des redoutables commerçantes mais aussi, surtout, l'expression de la femme indépendante, battante, et socle familial.

    Le Café turc, ce sont les "snack-bars" d'Elig Edzoa, de Accacias ou de Essos. Le foot comme lien social, fraternel gommant les riches, les pauvres, les enfants, les adultes, les anglophones, les francophones, et les plus de 250 ethnies et leurs identités linguistiques, culturelles. Un réseau social où l'on ne réseaute pas, où il n'y a pas de "Like", mais beaucoup de partage. C'est le Café turc, Louis Karim et les autres.

    Ludewic, ton frère Africain.

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