jeudi 30 novembre 2017

Vivre pour la raconter



Ma fille Camille était assise à table quand elle a arrêté de parler. Une fourchette à la main, elle ne voyait pas l’assiette qu’elle regardait. Quand on pleure, le regard est tourné vers l’intérieur.

Elle avait pourtant hâte de débuter sa mineure en Études autochtones.

Depuis deux ans, je lis beaucoup sur la vie des Premières nations, ces grands frères qui nous ont reçus. Je découvre des histoires fantastiques. Tintin peut se rhabiller.

L’ADN culturel des québécois francophones est fortement imbibé de la pensée des Indiens (je reprends le terme favori de l’anthropologue Serge Bouchard, un autre aîné). C’est ce que suggère le documentaire L’empreinte, une tonne de briques signée Carole Poliquin et Yvan Dubuc.

Dans Two Families, Harold Johnson raconte la rencontre de deux familles, du point de vue Cri : comment les Indiens ont accepté de prendre sous leur responsabilité les britanniques et leur reine Victoria.

Une question de Johnson, comme ça, en passant : comment peut-on prétendre avoir découvert l’Amérique, alors qu’elle n’a jamais été perdue ? Il est assez surprenant de sentir le cerveau tourner à 180 degrés dans sa boîte.

En direct des bois et des lacs, Mathieu Mestokosho et Serge Bouchard racontent des histoires de pêche et de chasse. Mathieu Mestokosho, chasseur Innu, une histoire racontée par le loup, le renard, l’arbre et le castor.

Un instant, je retourne dans Astérix en Corse. Le chef corse Ocatarinetabellatchitchix dit ce fromage est tellement frais, on croirait l’entendre braire. Inénarrable Goscinny. Les peupliers de Mathieu Mestokosho parlent.

Dans Regalia, fierté autochtone, les photographes Richard Lorente et Aline Saffore ont saisi des Indiens de nations différentes, dansant dans des vêtements traditionnels de fabuleuse couture. Regardez le détail de ces vêtements, la beauté des personnages, et dites-moi sans rire que ces gens sont des sauvages.

La richesse est dans le non-dit, pas dans le logo.

Camille se trouve sur la face cachée de la montagne. Notre face à nous, la blanche, qui travaillons fort depuis des siècles pour détruire la richesse des autres.

Il y a des pensionnats, des enlèvements, des vols, des mains sous des jupes, des curés, beaucoup de curés. Certains se crissaient bien de leur évangile, en autant qu’ils puissent tirer leur coup. Il y a des cheveux coupés, des enfants mêlés et des corps perdus.

Ces mêmes curés nous ont mentis par la suite, à vous et à moi, en faisant passer ces gens riches pour des sauvages. Donne du pouvoir à un curé, il en fait de l’hommerie.

Pendant ce temps, Tintin donne un cours à des jeunes africains du Congo : je vais vous parler aujourd’hui de votre patrie : la Belgique ! Dans la classe, un jeune Congolais ne se peut plus : ça y en a Tintin.

Depuis ce temps, Hergé a modifié la phrase. Les mots bougent plus vite que le regard.

À 25 ans, Camille ne s’attendait pas à découvrir autant de cruauté envers les autres et les femmes comme elle. Le génocide culturel contre les Indiens est plus vieux que le Canada.

Il y a de quoi déposer la fourchette et regarder à l’intérieur.

Lorsque j’enseigne à des nouveaux arrivants, je leur dis que nous sommes en territoire Mohawk. Que nous sommes tous des immigrés. Que les Indiens nous ont bien reçus, qu’ils sont nos ainés et que nous leur devons respect. Les étudiants ont les oreilles dans le crin, disait mon père.

Il n’y a rien d’ésotérique dans tout cela, ce sont des faits. Il ne faut pas attendre après l’école pour apprendre notre histoire.

Vivre pour la raconter, écrit le romancier colombien Gabriel Garcia Marquez. Un autre monsieur d’une grande richesse.



jeudi 9 novembre 2017

Cette nuit



Cette nuit, je suis allé chez une femme autochtone. J’ai demandé le nom de sa fille à sa mère, à sa sœur, assassin.

Avant de disparaitre, la femme autochtone a été perdue. La femme perdue disparue assassinée autochtone porte mille noms.

Je voulais sentir son air, ses vêtements. Quand mes enfants étaient bébés, je sentais souvent leurs cheveux. L’odeur est notre première identité.

La femme autochtone porte en elle la vie de ses ancêtres. Elle est faite de cercles, d’eau, de vent, de feu et d’arbres. Retrouver la femme disparue n’est pas si difficile. La pensée autochtone s’étend sur dix générations, trois avant et sept après.

Il s’est passé quelque chose au pensionnat. Le lien familial a été coupé. Tuer l’Indien. C’était voulu par les gens de ma ‘gang’.

Avant de disparaitre, la femme autochtone a pensé retrouver son lien dans le quartier Downtown Eastside, à Vancouver. C’est la plus grande réserve au pays.

J’ai déjà marché dans un parc de Downtown Eastside avec mon ami Charles. Il fallait éviter les seringues. Il n’y a pas de lien dans une seringue.

La femme autochtone perdue a fui par la route. Elle est devenue disparue et assassinée. Le génocide suit son ordre.

Ces femmes ont droit à un service particulier. À témoin, ce policier. Dès qu’il a su que la femme disparue qu’il cherchait était autochtone et non blanche, il a coupé le contact avec la famille. Un spécialiste du lien.

Je ne sais pas pourquoi les Blancs ont peur des autochtones. Leurs histoires sont fantastiques. Maudit que l’école était plate.

Sortir la femme autochtone de sa communauté, c’est arracher l’écorce de l’arbre. Faire disparaitre une femme quand on sait qu’il n’y aura pas d’efforts pour la retrouver, c’est du bonbon pour un tueur.

Elle ne doit pas être très loin. Ce cercle à la surface de l’eau, elle est dessous. La goutte de rosée sur l’herbe, c’est elle dans les bras de sa mère. Et la poussière qui tournoie dans le ciel.

L’indifférence est un lien coupé. Nous sommes les premiers tueurs.

Un soir, en partant de Rosemère, j’ai laissé une paire de souliers sur le toit de mon camion. Arrivé à St-Laurent, un s’était envolé. Pendant deux jours, j’ai déduit dans ma tête le parcours de 21 km.

Le seul endroit où il avait pu s’envoler, c’est dans la courbe menant à la 15 sud. L’accélération. Je suis allé voir. Le soulier m’attendait sur le bord de la route.

Pour retrouver une femme autochtone disparue, il faut chausser ses souliers.